Estrategia Internacional N° 17
Abril 2001

DEBAT MARXISTE
Communisme sans transition?
Christian Castillo

Conforme au capitalisme impérialiste, continue à survivre la contradiction entre les potentialités des forces productives et la misère à laquelle l'immense majorité des masses est condamnée par la domination des relations capitalistes de production et qui se fait toujours plus patente. Une des thèses centrales de Marx était justement que cette contradiction ne pourrait être résolue sans une prise de pouvoir préalable par la classe ouvrière, détruisant l'Etat bourgeois et édifiant une forme de domination transitoire, l'Etat ouvrier ou " l'Etat type commune ", dont l'objectif était sa propre extinction à mesure qu'avancerait la construction du socialisme.
Ce qu'ont eu en commun les théories les plus diverses avec lesquelles la bourgeoisie a tenté de justifier sa domination a été de démontrer que le capital est capable de dépasser ,d'une façon ou d'une autre, sa contradiction fondamentale. A la fin du XIXè siècle, positivistes et " révisionnistes " du marxisme s'accordaient pour affirmer que le capitalisme s'était développé de telle façon que ses contradictions s'étaient atténuées et que la monde progressait de façon évolutive et pacifique. La guerre mondiale, la révolution russe, et les commotions qui les ont accompagnées ont montré la superficialité de ce point de vue et ont donné raison à ceux qui signalaient que le développement de la phase impérialiste rendait plus aiguës, au lieu de les atténuer, les contradictions de la domination du capital, actualisant la perspective de la révolution socialiste. Ce fut là la grande supériorité des analyses marxistes révolutionnaires qui fondèrent la Troisième Internationale(Lenine, Trotsky, Luxembourg...),supériorité démontrée non seulement dans la théorie mais aussi dans les faits, avec le triomphe de la révolution d'octobre, fait que, du plus grand théoricien de la sociologie bourgeoise, Max Weber, jusqu'aux mencheviks, on jugeait impossible jusqu'au jour antérieur à son propreaccomplissement . Après la Seconde Guerre Mondiale, sous la protection du monde de Yalta et du souffle obtenu par le capital dans les années du boom, ont recommencé à fleurir les théories qui auguraient un développement capitaliste soutenu et illimité du côté de " l'Etat de bien-être keynésien ", parvenant même à toucher des théoriciens marxistes qui, à leur manière, ont adopté la thèse selon laquelle il existait un " néocapitalisme " . A nouveau, ces théories se sont heurtées à la réalité combinée de l'ascension révolutionnaire mondiale commencée en 68 et de la crise économique qui en finissait avec le " boom ". Mais le défi révolutionnaire a été contenu; à nouveau la bourgeoisie a pris l'offensive au début des années 80. L'idéologie néo-libérale qui a accompagné cette attaque impérialiste sur les conquêtes ouvrières et populaires présente, comparée à d'autres idéologies bourgeoises, la particularité de se centrer sur la résignation au fait qu'il n'y a aucune alternative en dehors d'elle, plus que sur l'attente d'un progrès des masses les plus spoliées. L'opération idéologique fondamentale consiste à transformer en conséquences inévitables du progrès technologique les dommages et souffrances causés aux masses, telles que le chômage, l'augmentation de la paupérisation ou la précarité de l'emploi, masquant ainsi le fait que ce ne sont pas la technique et la science qui les provoquent mais bien leur utilisation dans les termes dictés par la poignée de monopoles capitalistes qui dominent l'économie mondiale. L'idée que le capitalisme vit depuis le début des années 70 une nouvelle " révolution scientifico-technique " à grande échelle qui aurait provoqué des mutations fondamentales sur le fonctionnement de la société et sur le mode de production est présente , autant dans les élaborations de l'académie bourgeoise que parmi des auteurs qui se revendiquent marxistes et de gauche. Avec la persistance, dans les années 90, de la situation de chômage de masses dans de nombreux pays, la vieille idée que nous étions dans une société " post-industrielle " a repris de la vigueur, présentée dans ses dernières versions comme l'émergence d'une nouvelle forme de " capitalisme cognitif ". La " fin du travail " et l'apparition " d'un nouveau sujet ", en accord avec ce nouvel état de fait, ont été des thématiques récurrentes entre les défenseurs de ces postures. Si dans d'autres occasions nous avons écrit sur ce thème, nous synthétiserons et nous élargirons la critique de ces positions et des définitions politiques qu'elles impliquent, en insistant sur les idées de Toni Negri, qui les élabore à partir d'une position politique plus radicale et d'un langage théorique plus sophistiqué.


Partie I : Mythe et réalité autour de " la fin du travail "

Les présupposés des thèses de la " fin du travail "

Dans son analyse de la société contemporaine, Negri soutient une vision raffinée et érudite(" savante ", au dire de Michel Husson) de la thèse de la " fin du travail " rendue populaire,avec des nuances différentes, par J. Riffkin, Dominique Méda, Vivianne Forrester, André Gorz et l'école italienne des théoriciens de " l'intellectulité des masses " entre autres. Cette thèse, qui a rencontré un nouvel écho dans la décennie passée, prétendait rendre compte d'une supposée perte de la " centralité du travail " (le chômage des masses étant une de ses principales manifestations) comme conséquence inévitable du passage de la société industrielle à la société post-industrielle. Dans cette dernière, les développements technologiques auraient produit un tel bond de la productivité de biens materiels, que le remplacement progressif du " travail vivant " par le " travail mort ", des salariés par des machines (robots et ordinateurs), serait une tendence irréversible et avec une croissance géométrique. L'application de méthodes " toyotistes " dans l'organisation du travail serait, elle aussi, un produit des développements technologiques et de l'incorporation par le capital des aspirations que le prolétariat a manifesté dans le " mouvement contre le travail " de 68 et qui ont fait redondence avec la croissance des fonctions de contrôle et de gestion du travailleur au détriment des fonctions de production. " Société post-industrielle " serait synonyme de mutation des conditions générales du capitalisme vers une hégémonie du " travail immatériel " et du " capitalisme cognitif ". Selon cette thèse, dans cette nouvelle étape du capitalisme (qui est parfois appelée " post-capitalisme ") l'activité cognitive devient le facteur essentiel de la production de valeur, cette dernière se calculant en grande partie en dehors des lieux et des temps de travail. La connaissance se serait transformée en " un facteur de production nécessaire, autant que le travail et le capital, et la valorisation de ce facteur intermédiaire obéit à des lois très partuculières, à tel poit que le capitalisme cognitif fonctionne de façon différente au " capitalisme simple " , avec pour conséquence que la théorie de la valeur ne pourrait rendre compte de la transformation de la connaissance en valeur. Le travailleur n'aurait plus besoin des " instruments de travail " (c'est-à-dire un capital fixe) qui sont mis à sa disposition par le capital. Le capital fixe le plus important, c'est-à-dire celui qui détermine les différences de productivité, se trouve dans le cerveau des êtres qui travaillent : c'est la machine utile que chacun d'entre nous porte en soi. C'est là la nouveauté essentielle de la vie productive aujourd'hui . Ces thèses sont présentées d'une façon d'unilatérale qui brouille la compréhension des conditions contemporaines du capitalisme et de la lutte de classes .

Changement technologique, augmentation de la productivité et chômage

Commençons par un premier aspect de l'idée toujours diffuse de la " fin du travail ". Elle ne fait évidemment pas référence au travail considéré antropologiquement (c'est-à-dire un attribut spécifique de l'action de l'homme qui a pour but d'assurer et de créer les conditions de sa propre vie d'une façon unique et qui lui est propre) mais à sa manifestation dans la société capitaliste, c'est-à-dire le travail salarié. Selon les défenseurs de cette thèse, le chômage de masse serait le produit de l'accroissement du rythme des changements technologiques et de l'augmentation de la productivité. En est-il vraiment ainsi? Bien que les changements technologiques dans de nombreuses branches de la production aient été très importants, et expliquent la réduction de la quantité de salariés dans ces branches qui avaient été le moteur de l'expansion capitaliste de l'après-guerre, ils n'expliquent pas en eux-même le chômage de masse. Le volume total de travail a augmenté de presque un quart si nous considérons les six principaux pays capitalistes. Ainsi que le signale Husson, de 431 mille millions d'heures de travail en 1960 dans ces pays, on est passé à 530 mille millions en 1966, augmentation particulièrement manifeste dans l'économie nord-américaine qui, dès 1982, invertit la tendence du volume de travail, que l'on pouvait observer entre 1960 et 1973, à la baisse. Cet augmentation du volume de travail accompagne une diminution de la croissance de la productivité horaire par rapport aux années du " boom ", croissance qui passe de 4,7% entre 1960 et 1973 à 1,8% entre 1983 et 1996. Bien que les chiffres de l'augmentation de la productivité se soient améliorés dans les cinq dernières années du siècle dernier, ils ne suffisent pas à inverser la tendence générale. On ne peut donc pas trouver là l'explication du chômage. Ce qui, par contre, est une nouveauté de ces 25 dernières années, c'est que la brutale offensive capitaliste sur la classe ouvrière a provoqué une diminution des salaires réels et un changement de la tendence à la réduction du temps de travail dans les principaux pays capitalistes. Ceci a poussé à ce que les augmentations de la productivité, bien que moins importantes que pendant les années du " boom ", aient signifié une augmentation importante de la brèche entre productivité et salaire, grossissant les bénéfices des capitalistes. A son tour, le capital, en raison de la " crise d'accumulation " qu'il souffre depuis la moitié des années 1970, rencontre moins d'occasions rentables pour " reinjecter " de façon " productive " la plus-value. C'est un capitalisme " qui est " d'une certaine façon " obsolète et qui ne peut plus se reproduire qu'en refusant la satisfaction des besoins sociaux et en organisant la régression sociale " , dans lequel l'impossibilité du capital de se reproduire à des niveaux de rentabilité moyenne produit une situation pratiquement inédite où la croissance du taux de gains de ces dernières années n'a pas été accompagnée d'une croissance du taux d'accumulation, excepté celui des affaires de la sphère spéculative de l'économie (ce que certains auteurs appellent " financisation ").
Se forme ainsi une sorte de " cercle vicieux " d'où le capital a été jusqu'à présent incapable de sortir autrement que par la " fuite en avant ", c'est-à-dire en aggravant ses contradictions. De plus, le manque de relation directe entre développements technologiques, croissance de la productivité, et augmentation du chômage apparaît dans le paradoxe irréductible, pour les théoriciens de la " fin du travail ", de l'économie avec le plus important développement technologique du monde, l'économie américaine, qui a eu pendant les années 90 (cellesde la plus importante croissance moyenne depuis la fin du " boom ") des indices de chômage qui sont parmi les plus faibles du siècle, oscillant autour de 4%. Si la technologie et les augmentations de productivité étaient les principales causes du chômage, alors les Etats-Unis seraient en tête des indices de celui-ci. Aux Etats-Unis, on trouve la combinaison d'une relation favorable de forces obtenue sur le prolérariat pendant le gouvernement de Reagan, qui a rendu l'emploi précaire et permis la prolifération des " emplois-poubelle " pendant l'ère de Clinton, avec une situation de prédominence dans les années 90, ce qui explique l'exception américaine. Nous sommes certainement en train de vivre un changement abrupt de cette tendence.

Une reconfiguration de la situation des salariés

Mais, indépendemment de sa cause, une diminution du travail salarié est-elle observable dans le capitalisme contemporain? Bien que le chômage de masse soit un phénomène soutenu dans de nombreux pays, le panorama qui présente une diminution croissante des salariés est faux. Si nous considérons l'ensemble des salariés à un niveau mondial, son nombre global a augmanté et non diminué dans les dernières décennies, avec la prolétarisation croissante de certains secteurs (féminisation de la force de travail, salarisation de la classe moyenne, extension des relations salariales à la périphérie capitaliste, etc.) et la diminution, à l'intérieur de l'ensemble, de la quantité de travailleur avec un emploi stable. Le sociologue brésilien Ricardo Antunes reconnaît cinq tendences dans cette reconfiguration de la classe ouvrière des dernières années :
a) la réduction du prolétariat manuel, manufacturier, stable, typique de la phase tayloriste et fordiste, bien que de façon différente selon les particularités de chaque pays et son insertion dans la division internationale du travail;
b)par opposition à celle-ci, on peut observer l'immense augmentation, dans le monde entier, des secteurs salariés et du prolétariat en sitution de précarité laborale, avec une augmentation explosive, parallèlement à la réduction d'emplois stables, de la quantité de travailleur, hommes et femmes, sous un régime de temps partiel, c'est-à-dire des salariés temporaires;
c) augmentation notable du travail féminin (dans certains pays il atteint les 40 ou 50% de la force laborale), autant dans l'industrie que dans le domaine spécifique des services, configurant une nouvelle division sexuelle du travail, les femmes dominant dans les aires de majeur travail intensif où l'exploitation du travail manuelle est très importante et les hommes dans celles où est majeure la présence de capital intensif, avec des machines plus avancées;
d) expansion du nombre moyen de salariés dans des secteurs comme la banque, le tourisme, les supermarchés, c'est-à-dire les secteurs dits de " services " en général;
e) exclusion du marché du travail des " jeunes " et des " vieux ".
Antunes signale, contre la thèse de la " fin du travail ", qu'il " paraît évident que le capital est parvenu à élargir mondialement les sphères du travail salarié et de l'exploitation du travail selon les diverses modalités de précarisation, sous-emploi, travail à temps partiel, etc .Cette tendence à la croissance de la salarisation et de l'urbanisation n'est ni homogène ni linéaire. Tandis que certains pays (l'Afrique!) se " desindustrialisent " par rapport aux années 60, d'autres (Mexique, Chine, Afrique du Sud, Corée du Sud jusqu'à la crise de 1997) ont connu ces dernières années une croissance météorique du nombre de salariés, en grande proportion li s'agit de travailleurs industriels. A la diminution des travailleurs de certaines branches (les différentes branches métallurgiques et les ferrovières, parmi les plus significatives) correspond une augmentation des autres. Les travailleurs ayant un emploi stable diminuent tandis qu'augmentent ceux en temps partiel.Nous n'assistons donc pas à la " fin du travail " mais à une reconfiguration de la situation du prolétariat
Le capitalisme cognitif

Analysons à présent la nouveauté que représente le " capitalisme cognitif ", parfois présenté comme l'emergence d'un " post-capitalisme ". Cette thèse commence par considérer comme une " nouveauté " la faculté du capital de s'aproprier les progrès de la science et de la connaissance. Loin d'être une " nouveauté " cette capacité est une part fondamentale de l'analyse marxiste du capitalisme. Dans les Grundisse, Marx signale, faisant référence à la science que " l'accumulation de savoir , de l'habileté comme de toutes les forces productives générales de l'intelligence sociale sont maintenant absorbées par le capital qui s'oppose au travail : elles semblent être une propriété du capital ou, plus exactement, un capital fixe ". Comme le dit justement Michel Husson : " Ne peut-on pas dire la même chose du savoir que ceux qui exposent le capitalisme cognitif érigent en troisième facteur de la production comme si celui-ci se substituait au capital ou au travail comme source de richesse? " . Et il continue : " Une des caractéristiques intrinsèques du capitalisme, la source essentielle de son efficacité, réside encore une fois dans l'incorporation des capacités des travailleurs à sa machinerie sociale. C'est en ce sens que le capital n'est pas un arsenal de machines ou d'ordinateurs en ligne, mais une relation sociale de domination. L'analyse du travail industriel a dévelopé largement ce point de vue. L'analyse de l'oppression des femmes fait jouer un rôle (ou devrait faire jouer) à la captation par le capital du travail domestique comme facteur de reproduction de la force de travail. L'école publique n'est pas autre chose que cette forme d'investissement social. L'idée même de distinction entre travail et force de travail repose sur le fond de la question (...). A vouloir signaler à tout prix la nouvelle forme de fonctionnement du capitalisme, les thèses sur le capitalisme cognitif oublient que ces changements ne font pas disparaître les contradictions du capitalisme mais les rendent au contraire encore plus palpables. " Fascinés par son objet, les nouvelles technologies, les théoriciens du capitalisme cognitif oublient la principale contradiction propre à celles-ci, c'est-à-dire la difficulté à transformer en marchandises les productions qui leur correspondent : " Le capital produit des marchandises et fonctionne selon la loi de la valeur, qui est sa loi. Loin d'éviter cette logique économique, il cherche constamment à la reproduire et une des dimensions de la nouvelle économie est justement que ceci devient de plus en plus difficile. " Ceci est dû aux caractéristiques particulières que présentent les produits élaborés par ce secteur de l'économie. Une nouvelle technologie implique d'abord un investissement important, égal à celui du capital fixe. Ceci est identique à ce qui arrive avec la production de n'importe quelle marchandise. Le problème surgit avec les modes de valorisation de ce capital, en particulier parceque la concurence peut s'approprier l'innovation ou le produit final presque gratuitement après une première diffusion. Leur utilisation par le concurrent entraîne une dévalorisation immédiate du produit (puisque dans ses coûts il n'a pas de raison d'inclure l'investissement de capital initial), introduisant une logique relativement contradictoire avec le marché capitaliste. Lafaçon que le capitalisme a trouver pour contourner cette difficulté est la limitation temporelle de ce qui peut être repris par la concurrence et la règlementation de son accès, comme nous l'avons vu récemment avec le cas de Napster. C'est en ce sens seulement qu'est exacte l'affirmation selon laquelle la valeur de la connaissance ne dépend pas de son originalité mais des limitations établies à l'accès de la connaissance, " à la capacité pratique de limiter sa diffusion libre " , limitant " avec des moyens juridiques (droits d'auteur, licences, contrats) ou de monopoles la possibilité de copier, imiter, réinventer, de s'aproprier les connaissances des autres " . Même en admettant qu'il existe une grande diffusion de ce nouveau type de produits potentiellement gratuits (quand en réalité il ne s'agit que d'une sphère très limitée par rapport au marché global) ce que nous avons ici n'est pas un nouveau mode de production mais " l'accroissement d'une contradiction absolument classique entre la forme qu'adopte le développement des forces productives (la diffusion gratuite potentielle) et les relations de production capitalistes, qui cherchent à reproduire le statut du marché grâce aux potentialités des nouvelles technologies " . Nous sommes ici face à cette contradiction du capitalisme anticipée de façon géniale par Marx dans les Grundisse : " d'une part, elle réveille toutes les forces de la science et de la nature, comme la coopération et la circulation sociales, dans le but de créer de la richesse indépéndante (relativement) du temps de travail utilisé par elle. D'autre part, elle tente de mesurer les gigantesques forces sociales ainsi crées conformémént à l'echelle du temps de travail,de les enfermer dans les limites etroites de la valeur déjà produite, limites nécessaires pour les maintenir en tant que valeur. Les forces productives et les relations sociales (simples phases différentes du développement de l'individu social) n'apparaissent au capital que comme des moyens de produire à partir de son étroite base. Mais, de fait, ce sont les conditions matérielles capables de faire sauter cette base ". L'opération de mystification de Negri, Rullani et autres, consiste à présenter la difficulté croissante du capital à " tenter de mesurer les gigantesques forces productives sociales...conformément à l'échelle du temps de travail ", pour continuer à produire sur " l'etroite base " des relations de production capitalistes, comme si celle-ci avait conduit à une mutation de qualité dans les conditions générales de la production capitaliste, comme si le capital avait été capable de dépasser ses propres limites. De même, l'idée de nombreux théoriciens de la " fin du travail " que nous serions face à une perte de substance de la loi de la valeur, due à la nécessité de dépenser moins de force de travail pour produire une marchandise, évite justement de comprendre la dimension profonde de la crise capitaliste actuelle, c'est-à-dire l'incapacité du système à échapper à cette loi qui l'amène à fonctionner de façon de plus en plus régressive. Les 20 ans d'offensive impérialiste " néo-libérale " que nous venons de vivre sont une flagrante démonstration de ces mêmes limites du capital, qui pour réussir à se valoriser a été forcé à développer de plus en plus la sphère spéculative de l'économie et à augmenter brutalement le niveau d'exploitation de la classe ouvrière.e dépassement, au moyen de la conquête du pouvoir par la classe travailleuse, de l' " etroite base capitaliste " est la condition pour développer le potentiel existant des forces productives sociales, permettant ainsi qu'elles cessent d'être " les forces productives du capital " (instruments pour augmenter l'extraction de plus-value aux travailleurs) et, au contraire ouvrent le chemin pour passer du " règne de la nécessité " au " règne de la liberté ".

Un nouveau sujet, indépendant et autonome

La mystification que partagent Negri et les théoriciens de " l'intellectialité des masses " se prolonge si nous voyons ce qu'impliquent ces thèses en relation à la constitution d'un sujet antagonique au pouvoir du capital. Selon Negri et Lazzarato " 20 ans de restructuration des grandes usines ont conduit à un étrange paradoxe. En effet, c'est à la fois sur la défaite de l'ouvrier fordiste et sur la reconnaissance de la centralité du travail vivant, de plus en plus intellectualisé dans la production, que se sont constituées les variantes du modèle post-fordiste. Dans la grande entreprise restructurée, le travail de l'ouvrier implique de plus en plus, à des niveaux différents, la capacité de choisir entre diverses alternatives et, par conséquent, la responsabilité de certaines décisions. Le concept d' " interface ", utilisé par les sociologues de de la communication rend bien compte de cette activité de l'ouvrier. Inteface entre les différentes fonctions, entre les différentes équipes, entre les niveaux de hiérarchie, etc. Comme le prescrit le nouveau management, aujourd'hui " c'est l'âme de l'ouvrier qui doit descendre à l'atelier ", c'est sa personnalité, sa subjectivité, qui doit être organisée et dirigée. Qualité et quantité du travail sont réorganisées autour de son immatérialité. Cette transformation du travail de l'ouvrier en travail de contrôle, de gestion de l'information, de capacité de décision qui requièrent l'investissement de la subjectivité, touche les ouvriers de façon différente selon leurs fonctions dans le hiérarchie de l'usine, mais elle se présente à partir d'aujourd'hui comme un processus irréversible (...). Nous pouvons avancer la thèse suivante : le cycle du travail immatériel est préconstitué par une force de travail social et autonome capable d'organiser son propre travail et ses propres relations avec l'entreprise. Aucune " organisation " scientifique du " travail " ne peut prédeterminer ce savoir-faire et cette créativité productive sociale qui, aujourd'hui, constituent la base de toute capacité ded'entreprendre ". En accord avec cette vision, le capital s'est vu obligé de prendre note de la rébellion ouvrière de 68 " contre le travail " devant modifier l'organisation " fordiste " du travail dans le sens d'un investissement de la subjectivité du travailleur à la production et produisant, paradoxalement, un développement des facultés autonomes du travailleur. Mais la mutation soufferte ne s'arrêterait pas là. L'usine aurait perdu son hégémonie en tant qu'unité productive sociale et,en raison de la révolution dans les communications et d'un nouveau saut des forces productives, tout sujet pourrait désormais s'approprier de façon autonome les connaissances techniques et scientifiques qui auraient cesser d'être le patrimoine du capitaliste. Nous vivrions à l'époque de l'hégémonie de " l'intelligence des masses ". Tout membre de la société est un producteur de plus-value, indépendemment de sa condition de salarié, puisque dans son cerveau se trouve la principale force productive qui existe aujourd'hui. En ce sens, à l'inverse d'autres défenseurs de la " fin du travail " qui déduisent d'elle l'impossibilité de constituer un sujet émancipateur, pour Negri se serait développée une nouvelle force antagonique, un prolétariat plus autonome et puissant que la " vieille " classe ouvrière salariée : la multitude, qui engloberait l'ensemble des classes subalternes . De cette puissance de la multitude adviendrait la force capable d'affronter un antagonisme " non dialectique " mais " aternatif ", de sauter la transition et de réaliser " le communisme ici et maintenant " : " Si le travail tend à devenir immateriel, si son hégémonie sociale se manifeste dans la constitution du " general intellect ", si cette transformation est constitutive de sujets sociaux indépendants et autonomes, la contradiction qui oppose cette nouvelle subjectivité à la domination capitaliste (de quelque façon que l'on veuille l'appeler dans la société post-industrielle), elle ne sera plus dialectique mais alternative, c'est-à-dire que ce type de travail qui nous paraît autonome et hégémonique n'a plus besoin du capital et de l'ordre social du capital pour exister, mais qu' il se presente immédiatement comme libre et constructif. Quand nous disons que cette nouvelle force de travail ne peut être définie à l'intérieur d'une relation dialectique, nous voulons dire que la relation qu'elle établit avec le capital n'est pas seulement antagonique, elle est au-delà de l'antagonisme, elle est alternative, constitutive d'une réalité sociale différen te. L'antagonisme se présente sous la forme d'un pouvoir constituant qui se révèle comme alternatif aux formes de pouvoir existantes. L'alternative est l'oeuvre de sujets indépendants, c'est-à-dire qu'elle se constitue au niveau de la puissance et pas seulement au niveau du pouvoir. L'antagonisme ne peut être résolu en restant sur le terrain de la contradiction, il est nécessaire qu'il puisse aboutir à une constitution indépendante, autonome. La vieil antagonisme des sociétés industrielles établissait une relation continue, bien que d'opposition, entre les sujets antagoniques et, par conséquent, il envisageait le passage d'une situation de pouvoir donnée à celle de la victoire des forces antagoniques comme une " transition ". Dans la société post-industrielle, où le " general intellect " est hégémonique, il n'y a pas de place pour le concept de " transition ", mais seulement pour celui de " pouvoir constituant ", comme expression radicale de ce qui est nouveau. La constitution antagonique ne se détermine donc plus à partir des données de la relation capitaliste mais à partir du commencement de la rupture avec elle; ce n'est plus à partir du travail salarié mais à partir du début de sa dissolution; ce n'est plus sur la base de la figure du travail mais sur celle du non travail ". Pour certains, cette reconnaissance du soit-disant pouvoir amplifié du prolétariat devenu multitude, pourra résulter gratifiant au milieu du défaitisme qui a submergé les milieux intellectuels et de la gauche la décennie passée. Mais la vérité est que cette vision si linéaire et fallacieuse, comme celle de tous ceux qui parlent de l'existence d'une société post-industrielle, est incapable de rendre compte des contradictions réelles que doit affronter la classe ouvrière en lutte pour son émancipation. Les premisses que propose Negri pour justifier le " nouvel antagonisme " sont fausses :
a) le " travail immatériel " ne représente qu'une petite fraction de l'esemble du travail social et, par conséquent, les travailleurs en relation avec les industries de la communication et de l'informatique (parmi lesquels, d'ailleurs, beaucoup effectuent un travail manuel pur rt simple) ne sont aussi qu'une petite minorité. De plus, seulement une petite fraction du prolétarit travaille en combinat les tâches manuelles avec les tâches de " contrôle " et de " gestion ";
b) nous sommes en présence de " sujets sociaux indépendants et autonomes ".
c) Il n'est pas vrai que la tendence soit à la diminution du travail salarié.
En invalidant les premisses, la conclusion du raisonnemen t (à savoir que le travail se présente aujourd'hui comme immédiatement libre et constructif) devient elle même un non-sens. On pourrait néanmoins argumenter que s'il est vrai que tous les travailleurs ne sont pas dans les mêmes conditions, les travailleurs liés à la " production immatérielle " pourraient, en vertu de cette situation, être en condition de devenir ceux qui tendraient à mieux exprimer les rébellions de l'ensemble des exploités dont ils font partie. C'est là que semble se diriger Négri quand il calque le rôle joué par les étudiants et le nouveau rôle de l'intellectuel , reformulant la thèse développée dans les années 60 par Serge Mallet et d'autres qui voyaient dans les travailleurs des usines les plus automatisées ceux qui, parcequ'ils disposaient d'une plus grande autonomie dans le milieu du travail, allaient tendre vers une politique anti-capitaliste. Mais si rien de ceci ne s'est réalisé durant l'ascension de 68 en France ni dans le reste du monde pendant les années 70 où dans les grandes actions de masse se sont unies les différentes strates de la classe ouvrière avec les autres secteurs exploités et opprimés et le mouvement étudiant, rien de ceci ne se vérifie non plus dans la résistance actuelle des exploités. Ce sont les secteurs les plus divers qui ont été les protagonistes ces dernières années des évènements les plus importants de la lutte de classes : les paysans latino-américain (et parmi eux, principalement les indigènes), les travailleurs des services publics européens, les jeunes palestiniens, les chômeurs et travailleurs argentins, les ouvriers de l'industrie automobile coréenne, les étudiants mexicains. Présenter les conditions d'existence de quelques uns comme s'il s'agissait de l'ensemble, mettre un signe + là où d'autres mettent un signe -, signaler pure puissance là où d'autres voient seulement des limites peut s'avérer suggestif et frappant à première vue mais se révèle pauvre quand il s'agit de comprendre les limites et potentiels réels de la classe travailleuse.

Les impasses véritables des classes exploitées

Nous avons déjà signalé les tendences contradictoires que montre l'analyse structurelle des transformations souffertes par la classe ouvrière. En 20 ans d'offensice impérialiste sur les conquètes de classe ouvrière, nous ne sommes pas en train de vivre une situation d' " intellectualité des masses " et de diminution du nombre de salariés. Avec des différences de pays et de région, la tendence générale est un processus de salarisation croissante dans lequel une petite minorité du prolétriat devient plus qualifié tandis que la grande majorité souffre la précarisation de ses conditions de travail, au milieu de taux de chômage importants qui réduisent le prix de la force de travail, avec un abrutissement consécutif, et même la décomposition, de grands secteurs de la classe travailleuse, et où même ces secteurs de plus grande qualification se voient affectés par une tendence à la réduction de leurs revenus. Cette tendence à la salarisation des masses travailleuses n'implique cependant pas la disparition des autres classes ou quasi classes opprimées (et exploitées de façon directe) par le capital qu'elles produisent dans des conditions pré-capitalistes, comme les paysans ou la petite bourgeoisie urbaine. Elle ne laisse pas non plus de côté le processus de lumpenprolétarisation que subissent d'importants secteurs du prolétariat dans les pays où se consolident des niveaux élevés de chômage. Aucune de ces inégalités ne peut petre comprise dans le concept de " multitude " dans lequel Negri dissout la spécificité de la situation de la classe ouvrière et d'autres classes subalternes, évitant l'analyse concrète du potentiel et des limites des luttes actuelles, limites qui sont en partie structurelles (il y a des secteurs de la classe ouvrière qui de part le lieu qu'ils occupent dans la production, peuvent affecter plus ou moins la domination du capital. Les paysans tendent à formuler des demandes, comme la réforme agraire, qui, si elles ne sont pas accompagnées par la lutte prolétaire, sont à leur manière réarticulées par le pourvoir bourgeois, mais qui sont aussi politiques. Voyons quelques exemples :
- le mouvement des chômeurs en Argentine, qui lutte depuis cinq ans, avec une croissance constante de son organisation et de sa combativité, a démenti ceux qui soutenaient que le travailleur sans travail n'était qu'un " exclu ", structurellement inapte à l'action collective. En ce sens il a montré sa " puissance ". Plus encore, les grèves générales argentines de 2000 et 2001 ont montré qu'il est possible de dépasser la fragmentation du prolétariat pourvu que l'on dépasse les limites de l'action corporative et que l'on passe à la lutte politique, constituant, avec un taux de chômage atteignant les 14% et autant de " sous-occupation ", le front unique des travailleurs occupés et inoccupés et de ceux-ci avec les classes moyennes appauvries. Mais cela même montre non seulement la " puissance " mais aussi les limites qu'il faut dépasser. Si la lutte contre le chômage n'est pas reprise par les secteurs les plus concentrés du prolétariat de l'industrie et du transport, il est très difficile que la lutte héroïque des travailleurs puisse aller au-delà de l'obtention de " plans-travailler " ou d'une assurance chômage. A leur tour, si les travailleurs (qui ont à nouveau montré leur capacité de mettre à bas des ministères et des cabinets) ne dépassent pas la stratégie réformiste des directions syndicales et ne conquièrent pas leur indépendance politique, les classes dominantes trouveront de nouvelles solutions de rechange;
- un autre exemple que nous pourrions analyser est l'explosion du mouvement paysan latino-américain, particulièrement les secteurs indigènes, qui ont montré un important développement et une grande combativité en Equateur, Bolivie, Brésil ces dernières années. Leur lutte est un élément fortement destabilisant pour les gouvernements et les plans impérialistes de la région. Mais ils ont à leur tour montré les limites des stratégies réformistes des directions paysannes et mis sur le tapis la nécessité pour le prolétariat d'établir un programme révolutionnaire et de se mettre à la hauteur de la lutte que mènent leurs alliés, commandant à l'ensemble des opprimés . Le refus d' identifier ces impasses réelles ne peut que conduire à désarmer l'action que les exploités ont à mener.

Supération de l'aliénation?

La description du nouveau sujet antagoniste comme " sujet social indépendant " affirme, de plus,ce mensonge, à savoir que le capitalisme serait capable de produire des sujets non aliénés (cela n'aurait aucun sens de parler de sujets indépendants et autonomes si l'aliénation persistait). Mais, même en réduisant la thèse marxiste de l'aliénation à l'aliénation du travail (ou aliénation économique) on ne pourrait en aucune façon conclure que celle-ci a été éliminée. Le premier facteur de l'aliénation du travail est le fait que les personnes n'ont pas libre accès aux moyens de production et aux moyens de subsistence. Historiquement, ce fut l'élément nécessaire pour que se généralise la caractéristique principale du travail aliéné : l'obligation des personnes de vendre leur force de travail en échange d'un salaire pour pouvoir subsister. Cette situation, non seulement continue, mais encore s'est multipliée depuis le moment où Marx la signalait originairement avec le développement des processus de concentration et centralisation capitalistes et la domination du capitalisme de monopole, comme l'exprime le processus continu de salarisation que nous signalions antérieurement. Durant la période où le salarié vend sa force de travail au patron, c'est ce dernier qui dicte les règles de son utilisation. Ceci ne change pas parceque les nouvelles formes de l'organisation de travail ont recours, dans les très réduites et hautes strates du prolétariat, plus directement à l'implication du travailleur dans le contrôle de son propre processus de travail et parceque le capitaliste a, parfois même, recours au " savoir ouvrier " pour augmenter la productivité et accroître ses gains. Il y a là une confusion élémentaire entre le fait que le capitaliste ait eu recours dans certains secteurs de la chaîne produvtive à l'exploitation conjointe de la force et de l'intellect ouvrier (la dépense d'énergie de ses muscles et de son cerveau) avec l'existence d'individus " libres et autonomes ". Manifestement, la troisième forme où se manifeste l'aliénation par le travail, le fait que le travailleur ne dispose pas des fruits de son propre travail, n'a pas non plus changé depuis que Marx a formulé sa théorie. En dernier lieu, il est faux aussi de dire que le travail s'est transformé en un moyen d'auto-expression humaine, " libre et constructif ". Dans la société contemporaine le travail est essentiellement travail salarié et, comme tel, la capacité humaine de réaliser un travail créatif est inévitablement frustrée et déformée, même s'il y existe des différences de niveaux entre des secteurs minotitaires de la classe ouvrière qui peuvent disposer d'un certain contrôle sur l'usage de leur force de travail et employer à quelque chose leur créativité et ceux, majoritaires, soumis à l'activité mécanique et brutale, et qui sont de simples apendices des machines, ainsi que le signalait Marx. Mais même parmi les salariés qui réalisent des activités avec un certain niveau de " créativité ", celui-ci n'est rien d'autre que, paradoxalement, un " travail créatif aliéné ", étant donné que dans l'entreprise capitaliste le but consiste à accroître les gains du capitaliste, c'est donc une fin qui n'est pas fixée par le collectif des travailleurs. Il ne s'agit pas seulement (et il semble ridicule seulement de le penser) de l'impossibilité d'expliquer au travailleur d'un " maquiladora " ou d'un " sweatshop " , dont les journées de travail sont de douze à quatorze heures, que sa situation est celle d'un sujet libre et autonome. L'aliénation capitaliste ne cesse d'être présente même parmi les travailleurs les plus qualifiés dont l'activité est centrée sur le contrôle, la gestion ou le design. Bienque l'on puisse contrôler certains pas du processus de travail, son contenu sera toujours déterminé par les nécessités du capital. Pensons seulement aux designers graphiques (pour prendre une discipline en pleine expansion ces dernières années) qui, bien qu'ils pensent décider de la forme de la pièce graphique ou de la page web sur laquelle ils travaillent, ne peuvent rien dire des contenus thématiques de celles-ci, contenus décidés par le gérant de la production ou, dans le cas du designer indépendant, par le " client " qui lui a commandé le travail, ou encore aux employés des entreprises " point.com ", hier vedettes, et souffrant aujourd'hui des licenciements massifs face à la tombée en disgrâce de ces dernières, avec des journées de travail sans limite précise et aucune protection sociale ni droit à la sydicalisation, obligés à " cotiser " comme travailleurs " indépendents " pour éviter à l'entreprise de payer des charges socilaes. Plus généralement, ce que Negri autant que Gorz et les théoriciens de la " révolution du temps choisi " laissent de côté, c'est que tant que subsistera le mode de production capitaliste, il n'y aura pas de possibilité pour la classe des travailleurs de se transformer en un " sujet productif autonome indépendant et créatif ", et par là " non aliéné ". Dans le capitalisme, l'autonomie de la classe ouvrière ne peut être que politique, passant d'être " classe en soi " (objet de l'exploitation) à " classe pour soi " (sujet de sa propre émancipation). C'est dans la lutte pour l'organisation indépendante de la classe ouvrière que la présence entre dix et douze heures sur le lieu de travail peut-être quelque chose de différent qu'une activité abrutissante dont on n'attend que la fin " pour faire les choses réellements humaines ". La première et principale action autonome de la classe ouvrière dans la société capitaliste passe par sa propre libération de l'influence politique de la bourgeoisie, la construction de sa propre organisation politique révolutionnaire indépendante et doit prendre le chemin de la destruction du pouvoir armé du capital et son remplacement par le pouvoir auto-organisé de la classe travailleuse. C'est là la condition nécessaire pour réaliser l' " expropriation des exploiteurs " sans laquelle il est impossible de dépasser les conditions de l'aliénation par le travail. Cette " médiation " sera inévitable à l'heure où les travailleurs conquèreront leur émancipation et c'est elle que Negri prétent éluder quand il nous donne la vision d'un sujet directement " autonome " et " constructif ". Ce qui est réactionnaire dans le position de Negri (ou de Gorz), ce n'est donc pas son affirmation de l'accroissement, jour après jour, des contradictions entre le potentiel des développements scientifiques et technologiques qui oeuvreraient pour une existence plus pleine et la misère de l'existence présente ; ce qui est réactionnaire,c'est de prétendre utopiquement que ces contradictions peuvent être dépassées de façon préalable à la conquète du pouvoir par les travailleurs et à l'expropriation de la bourgeoisie.

Temps libre et lutte pour la réduction du temps de travail

On pourrait néanmoins argumenter ce qui suit : étant donné que dans la relation salariale le travail est inévitablement aliéné, le processus qui jette des milliers de personnes dehors ne serait-il pas, paradoxalement, un bénéfice pour l'émancipation sociale, étant donné qu'il rendrait possible l'élaboretion par les sujets d'alternatives productives différentes aux alternatives capitalistes et que ceux-ci pourraient disposer de temps libre? Pour ceux qui raisonnent ainsi (Gorz, Rifkin, etc.) tout recul des salariés ne serait qu'un progrès vers la libération du travail. Voyons cela! Cette conception part de l'erreur originelle qui consiste à laisser de côté " la dimension totalisante et englobante du capital, qui comprend à la fois la sphère de la production et celle de la consommation, le plan du matériel et le monde des idées " , c'est-à-dire suppose de façon erronée que dans le capitalisme on pourrait disposer de façon autonome de " temps libre ", comme si la diversion et les loisirs aujourd'hui ne se trouvaient pas aussi soumis au contrôle et à la domination du capital. Malgré toute sa phraséologie " radicale ", ce qui est finalement proposé ici, c'est une série de mesures qui pourraient être de grande utilité pour les gouvernements " néo-libéraux " ou de " troisième voie " (comme " l'économie solidaire " ou " le troisième secteur " de Rifkin et Gorz) à l'heure où il faut atténuer les coûts de leurs politiques anti-ouvrières, étant donné que, tandis qu'ils laissent le contrôle de leurs principales ressources économiques à la production des monopoles capitalistes, ils présentent comme prototype du " travail créatif et solidaire " la garde de personnes agées (fonctionnelle étant donné la réduction des budgets de santé publique et de sécurité sociale) ou la production de " pain intégral "... Bien que la vision de Negri soit un peu plus sophistiquée, elle partage l'essentiel de cette proposition qui cherche dans les " non salariés " le " nouveau sujet antagoniste ". Les implications politiques négatives de ce raisonnement sont évidentes. Les signes de la décomposition sociale créee par la domination capitaliste (signal de son épuisement historique) sont présentés comme produit d'une évolution progressive des forces productives. On nous présente donc ,non pas l'incapacité du capitalisme à résoudre la " crise d'accumulation " qu'il vit depuis la moitié des années70, mais sa capacité de mutation vers des formes " post-capitalistes ". Ainsi, puisque les nouvelles conditions productives mèneraient à une perte d'importance du travail salarié en général et en usine en particulier, il n'y aurait aucun sens à affronter le chômage de masse en réclamant le partage des heures de tracail entre toutes les mains disponibles (l' " echelle mobile des heures de travail "), puisque le nouveau " paradigme productif " lui-même excluerait une telle possibilité. Cette vision a non seulement pour effet d'absoudre les gouvernements capitalistes des politiques qui provoquent le chômage de masse (puisque celui-ci serait le produit de conditions " structurelles " qui sont au-delà de sa portée) mais encore il naturalise la fracture que le capital crée dans la classe ouvrière (entre ceux qui ont un travail et ceux qui n'en ont pas, stables et précaires, etc.) et laisse de côté une arme fondamentale, à savoir la lutte pour la réduction du temps de travail avec salaire équivalent aux coûts du panier familial pour affronter les politiques bourgeoises actuelles. Negri, au lieu de soutenir cette demande conjointement avec celle des plans de travaux publics contrôlés par les travailleurs propose comme centre de la revendication une " rente universelle citoyenne ", un revenu minimum qui reviendrait à tous les habitants d'un pays, du simple fait de l'être, indépendemment de l'activité qu'il développe. Cette" rente universelle citoyenne " joue le rôle idéologique d'un " cheval de Troie " de la politique; elle instaure " un revenu minimum de survie ",ce que certains conseillers de différents gouvernements proposent déjà en cherchant à baisser le plancher des salaires et à perpetuer l'existence du chômage de masse d'un côté (avec des chômeurs recevant une misérable allocation de survie) et des travailleurs employés dans des conditions de précarisation, de flexibilité et des journées exténuantes qui existent aujourd'hui. Ces positions constituent un phénoménal embellissement des conséquences qu'a entrainées la profonde offensive anti-ouvrière de ces dernières décennies que l'on connaît sous le nom de " néo-libéralisme ", légitimant par la " gauche " les politiques qui poduisent la diminution du pouvoir des salariés comme force antagonique à la domination capitaliste. Elles ne peuvent être qualifiées autrement que de réactionnaires sans que parler des " vertus socialisantes du travail "implique un embellissement de la " société du travail ", laissant de côté le travail salarié (c'est-à-dire inévitablement aliéné) comme l'ont fait les théoriciens socio-démocrates qui aspirent à l'état de " bien-être " ou les stalinistes prédiquant le " culte du travail ". Au contraire, comme le soutien Marx dans leCapital, le " règne de la liberté commence seulement là où tremine le travail imposé par la nécessité et par la co-action de fins externes; il se situe donc, étant donnée la nature des choses, au-delà de l'orbite de la vraie production materielle. (...). A mesure que se développe (l'homme civilisé, N de R), se développant avec lui ses nécessités, s'étend le règne de la nécessité naturelle, mais en même temps, se développent aussi les forces productives qui satisfont ces nécessités. La liberté,sur ce terrain, peut seulement consister en ce que l'homme socialisé, les producteurs associés, régule rationnellement ses echanges de matière avec la nature, les mettant sous contrôle commun au lieu de se laisser dominer par lui comme un pouvoir aveugle, et les mène à leur terme avec le moindre coût possible de forces et dans les conditions les plus adéquates et les plus dignes de sa nature humaine. Mais même avec tout ceci, celui-ci sera toujours le règne de la nécessité. De l'autre côté de ses frontières, commence le déploiement des forces humaines que l'on considère comme une fin en soi, le véritable règne de la liberté, qui, néanmoins, ne peut fleurir qu'en prenant comme base ce règne de la nécessité. La condition fondamentale pour ceci est la réduction du temps de travail ".


Seconde partie : Marxisme classique vs " marxisme " autonomiste : deux stratégies dans le lutte pour le communisme.

La lutte pour le pouvoir

Vers la fin des années 20, la controverse entre la théorie-programme de la révolution permenente et le défense staliniste de l'utopie réactionnaire d'un " socialisme dans un seul pays " marquait une opposition qui se continuerait tout au long du XXè siècle. La théorie de la révolution permanente a exprimé un développement qualitatif de la stratégie de la révolution prolétarienne en incorporant les conclusions des révolutions des deux pemières décennies du XXè siècle. Les formulations stalinistes ont été, au contraire, la négation de ces leçons. Après la seconde guerre mondiale, le stalinisme s'est dépassé dans l'exercice de son rôle contre-révolutionnaire, d'après ce qu'a vu Trotsky dans les années 30, concertant un pacte avec l'impérialisme nord-américain de soutien de l'ordre mondial et se transformant en un des acteurs centraux de ce que l'on appelle l' " ordre de Yalta ". Des dizaines de processus révolutionnaires ont été freinés dans leur développement par l'action du stalinisme et les révolutions qui " sont allées au-delà " de ce que recherchaient les stalinistes (Yougoslavie, Chine, Cuba, Vietnam...), ont été bloquées dans leur développement révolutionnaire par les régimes qui s'imposaient et qui copiaient la domination bureaucratique de modèle stalinien et adoptaient la même stratégie du " socialisme dans un seul pays ". L'effondrement des régimes stalinistes entre 1989 et 1991, avec le pas donné par les bureaucraties gouvernantes vers une impulsion ouverte vers la restauration capitaliste, a montré la banqueroute complète de cette politique, donnant, par la négative, raison historique aux avertissements de Trotsky, à savoir que si une révolution politique ne rendait pas le pouvoir aux travailleurs, le maintien du pouvoir bureaucratique mènerait à la restauration capitaliste. Ainsi que le ferait le stalinisme, bien que d'un angle opposé, aujourd'hui les formulations de Negri sur le " communisme sans transition " constituent une stratégie qui affronte la dynamique révolutionnaire proposée dans la révolution permanente. En premier lieu, on affirme la disparition de la lutte pour la prise du pouvoir politique. Chez Negri, les supposées mutations des conditions de la production capitaliste sont accompagnées du passage de la " société disciplinée " signalée par Foucault à la " société de contrôle " que cet auteur a seulement entrevue et que Deleuze et Guattari ont exposé explicitement. Dans la " société de contôle ", l'exercice du pouvoir est partout, intériorisé dans la subjectivité de l'individu qui reproduit le pouvoir dans chaque action : un vrai " bio-pouvoir ". Cette diffusion même du pouvoir dans tous les aspects de la production de la vie se manifeste dans le passage de l' " impérialisme " à l' " Empire ", dont la domination impalpable se voit dans l'impossibilité de parvenir à une expression juridique pleine. Le levier pour avancer vers la libération des exploités ne serait plus la lutte pour le pouvoir politique, mais la lutte pour transformer le sens de la production de la vie elle-même. Cette affirmation trouve-t-elle un sens quelconque dans la réalité de la lutte de classes? Nous ne voyons aucune justification empirique à cela. Le contôle du pouvoir politique des différents états-nations continue à être l'instrument fondamental du capital, afin que le capital exerce sa domination, tant sur les pays impérialistes centraux que sur la périphérie " semi-coloniale ". C'est d'un côté, pour la fonction non substituable dans la répression des classes subalternes locales que jouent les différents Etats. Les fonctions de " police mondiale " que jouent les interventions des " forces multinationales " ne se substituent pas à cette fonction des Etast à un niveau local, mais elles leur sont complémentaires. Le capital plus concentré continue sa relation étroite avec les Etats impérialistes les plus puissants et c'est à travers ceux-là qu'il impose des relations de plus en plus subordonnées aux Etats les plus faibles et les plus expoliés. Il suffit de voir pour cela le rôle des " lobbystes " de première ligne que jouent les ambassades des Etats-Unis, de France, de Grande Bretagne, du Japon, d'Allemagne ou d'Espagne quand il y a des processus de privatisation ou de concession dans un des pays semi-colonial, et, en particulier, comment les Etats-Unis bénéficient du contôle qu'ils exercent sur le F.M.I ou sur la Banque Mondiale pour imposer leurs politiques au reste du monde.C'est dire que la " médiation politique " est tout sauf quelquechose qui s'est éteint. Et c'est pourquoi la stratégie de la classe travailleuse ne peut rien moins que chercher à détruire cet appareil de domination et à le remplacer par un qui rende possible l'exercice de son propre pouvoir et à faire les premiers pas dans la construction du socialisme. Chaque grande intervention du mouvement des masses met au premier plan le problème du pouvoir politique. Ce fut précisément le manque d'actions révolutionnaires qui dans les années 80 et la première moitier des anées 90 a rendu possible l'apogée des stratégies qui éludaient ou diluaient la centralité de la lutte du pouvoir l'Etat, qui se sont implantées accompagnant la propagande bourgeoise qui a présenté l'effondrement des régimes stalinistes comme une démonstration de l'echec de toute tentative des travailleurs pour prendre le pouvoir. Nous faisons référence à l'apogée des mouvements appelés " mouvements sociaux " et de la " stratégie locale ", qui se sont développés sur la défaite de l'affrontement révolutionnaire initié en 68. Théoriquement, cette politique complètement réformiste a été justifiée par l'existence de " micro-pouvoirs " qui devaient être combattus de façon particulière, en prenant pour modèle les analyses de Foucault sur la " micro-physique du pouvoir ". Negri s'eloigne de cette vision dans la mesure où il critique les stratégies " localistes " de résistence à la globalisation et postule que toute lutte est en réalité unifiée par le " désir de communisme " de la multitude et le défi commun à l' " Empire ", où il manque néanmoins que cette unité de buts devienne consciente et communicable. Pourtant, il partage l'idée d'un pouvoir politique " détérritorialisé " et la négation de mettre au centre la lutte pour le pouvoir politique . Ce qui est vrai, c'est que dès 1995 la grande grève des travailleurs publics en France a marqué un réel point d'inflexion de la situation de la classe ouvrière à un niveau international : nous avons vu avec une fréquence majeure que d'importantes actions de masse sont parvenues à la désarticulation des régimes bourgeois, ainsi en Equateur en 1997 avec la grève générale qui a destitué Bucaram et, à nouveau début 2000, avec le soulèvement paysan qui en a terminé avec Mahuad et instauré une éphémère " Junte de Salvation Nationale " avant que ne se reconstitue le pouvoir borgeois grâce à l'action des " militaires nationalistes "; en Albanie en 1997 et,dans une moindre mesure, en Serbie en 2000. Dans tous ces évènements, que la classe ouvrière n'ait pas été au centre des actions et l'absence (ou l'etat embryonnaire) de développement d'organismes de démocratie directe, a empêché qu'au sein de ces processus murisse parmi les travailleurs une alternative révolutionnaire qui leur aurait permis de conquérir le pouvoir. Dans aucun de ces cas n'a existé un parti ouvrier révolutionnaire et internationaliste capable d'en tirer parti. Ainsi, bien que les masses ont accumulé une l'expérience de lutte, le pouvoir a été remis aux mains des ennemis de classe. La grande leçon, alors, est que si les travailleurs et les masses exploitées ne se préparent pas à lutter pour imposer leur propre pouvoir, dans des situtions de crise, ce seront d'autres qui l'occuperont.

La société de transition

Ayant signalé l'impossibilité d'éluder la lutte pour le pouvoir politique, si la classe travailleuse conquièrt le pouvoir, pourrait-elle avancer dans la construction du communisme sans nécessité de transition? Il ne s'agit pas ici d'une question mineure : elle a rapport avec un aspect fondamental de la stratégie marxiste . Ceci doit-il néanmoins nous pousser à nous interroger sur l'expérience de bureaucratisation des Etats ouvriers? N'est-ce pas au nom de la dictature du prolétariat que les bureaucrates ont justifié l'exercice du despotisme laboral dans les usines de l'ex U.R.S.S., incluant des formes de travail comme le stakhanovisme? " Tout cela était-il inévitable (la bureaucratisation de l'U.R.S.S., N de R)? ", se demande Negri. " Ils répondent positivement à cette question tous ceux qui, du côté du stalinisme, mais aussi de celui de la théorie du développement capitaliste, soutiennent que seulement une " révolution par le haut " aurait pu déterminer une solution au sous-développement, mieux la formation du mode de production moderne en Russie " . Au contraire, " à la même question, doivent répondre négativement tous ceux qui, dans un pouvoir constituant qui ré-assume la règle de l'entreprise, ne voient pas une fermeture mais plutôt une nouvelle et plus grande ouverture de la puissance. Sur le terrain de l'entreprise, sur laquelle Marx avait obligé le pouvoir consttituant, sur ce même terrain sur lequel s'était développé le compromis léniniste, ce qui importait, c'était la contradiction, sa continuelle réouverture, la vitalité de la fonction négative et progressive du pouvoir constituant. La règle d'entreprise n'était pas un fétiche, mais un nouveau terrain sur lequel la praxis constitutive pouvait et devait se réouvrir continuellement. Et ceci trouve une démonstration définitive dans le fait que, quelque soit la façon dont se soient passées les choses en Russie, cette nécessaire et contradictoire relation entre le pouvoir constituant et la règle d'entreprise, elle ne peut maintenant être évitée. De nos jours, un exercice quelconque du pouvoir constituant ne peut être imaginé que s'il se libère de la nécessité de la relation avec l'entreprise. Ce terrain découvert par Marx est le terrain du communisme " . Si le théoricien autonomiste a raison de nier le caractère inévitable de la domination bureaucratique, il a tort de croire que " le compromis léniniste ", aux dire de Negri, la synthèse entre " la spontanéité démocratique et la rationalité instrumentale " (c'est-à-dire, charger les soviets de la direction de la production) pourrait être éludé. Ce " compromis " a non seulement été inévitable dans son temps étant donné le retard russe mais il le serait aussi aujourd'hui, évidemment de façon différente en accord avec le rôle dans l'économie mondiale des différents pays, au niveau du développement technologique existant et des rythmes de développement de la révolution socialiste internationale. Une révolution triomphante dans les Etats capitalistes les plus développés offrira des possibilités immensément supérieures à la classe ouvrière pour avancer plus rapidement vers le socialisme. Une révolution dans un pays au développement " intermédiaire " ou " retardé " (plus encore s'il doit affronter des conditions d'isolement économique et politique) devra faire inévitablement plus de concessions et de compromis, et le danger de la bureaucratisation sera supérieur. Il affrontera de majeures contradictions internes, comme c'est arrivé en Union Soviétique, mais sans que cela implique que, inévitablement, l'histoire se répète à nouveau. Il dépendra de l'expérience préalable soviétique des masses, de leur disposition à l'action et, fondamentalement, de leur relation avec la lutte de classes internationale. Même si la classe travailleuse au pouvoir prenait des mesures qui dès le début transformaient la relation dans l'organisation du travail et de la vie sociale dans son ensemble, il serait inévitable de reproduire pendant une certaine période certains aspects hérités de la période antérieure. Même dans les économies les plus développées qui dominent l'économie mondiale, la période de la société de transition est inévitable puisque, comme l'affirmait Marx, " ce dont il s'agit ici, ce n'est pas d'une société communiste qui s'est développée sur ses propres bases, mais d'une société qui vient de naître précisement de la société capitaliste et qui, donc, présente encore dans tous ses aspects, économique, moral et intellectuel, le sceaux de la vielle société des entrailles de laquelle elle est sortie " . L'hypermaturité contemporaine des forces productives, qui selon Negri permettrait de se libérer " de la nécessité de la relation avec l'entreprise ", est une appréciation unilatérale de la réalité qui évite de répondre aux impasses réelles que doit affronter le développement de la société socialiste, dans laquelle la libération du temps libre sera le processus dont l'évolution dépendra des forces productives qu'auront sous leur contrôle les travailleurs .

La dimension internationale du pari léniniste

Dans la balance de la grandeur et la crise du " pari léniniste " un élément, le compromis avec " la règle de l'entreprise " reçoit une valeur sans limites et est soustrait de l'ensemble des déterminations historiques. Negri oublie ainsi de mentionner une relation quelconque entre la consalidation de la bureaucratisation et les faits de la lutte de classes à un niveau international. Le caractère inévitable de la période de transition n'est pas seulement le produit des contradictions internes de toute formation sociale, mais du fait que la révolution mondiale n'est pas un fait simultané, ce qui établit une dialectique particulière entre le " commencement " du processus de la révolution socialiste avec la prise de pouvoir dans un pays ou une série de pays et son " couronnement " avec le triomphe de la nouvelle société à l'échelle mondiale. Dans le cas spécifique de la révolution russe, bien que ce soit une question élémentaire, rappelons que le pari bolchévique consistait en ce que le triomphe de la révolution russe entrainerait la révolution allemande. Cette perspective ne s'est pas matérialisée. Les défaites de la classe ouvrière mondiale qui ont eu lieu dans l'après-guerre (Allemagne en 1919,1921 et 1923; Hongrie 1919; Bulgarie 1923; la grève générale anglaise de 1926; la seconde révolution chinoise de 1926-1927) ont mené à l'isolement économique et politique l'Union Soviétique, favorisant le triomphe de la politique nationaliste du " socialisme dans un seul pays " défendue par Staline. La bureaucratie à son tour n'était pas neutre dans ces défaites : elle pratiquait une politique pragmatique de " zigs-zags " (de la dissolution de le Kuomintang à l'ultra-gauchisme de la " troisième époque "; de celui-ci à l'opportunisme des " fronts populaires ") qui provoquait de nouveaux faux pas du prolétariat (le triomphe du nazisme en Allemagne, la défaite de la révolution espagnole). Comment laisser de côté que c'était une chose de signaler la maturité du prolétariat russe pour prendre le pouvoir et une chose différente que la Russie, à elle seule, comme le fit Staline, pourrait arriver au communisme?Paradoxalement, alors, Negri en ne se posant même pas le problème de la dialectique entre la " construction du socialisme " sur le plan national et le développement de la révolution internationale, finit par tomber avec les stalinistes en situant l'explication de ce qui est arrivé avec la révolution d'octobre sur un plan strictement national .

La démocratie soviétique

L'impossibilité de matérialiser un " communisme sans transition " ne rend en aucune manière indifférente la politique qui est menée pendant la période de transition. Que nous signalions que la lutte pour la conquête du pouvoir politique doit être au centre de la stratégie révolutionnaire et que le processus de transition est inévitable ne signifie pas qu'il faut s'identifier avec " n'importe quel " pouvoir alternatif à celui de la bourgeoisie, comme l'ont été les régimes stalinistes avec leurs cultes du travail et du leader, non seulement dans son expression prototypique de la dégénération de l'Etat ouvrier soviétique mais aussi dans les processus révolutionnaires où la bourgeoisie a été expropriée et où des Etats ouvriers " déformés " ont surgi. La répétition des tragédies de l'après-guerre, où les armées de guerrilleros (Yougoslavie, Chine, Cuba, Vietnam...) ont dirigé des soulèvements de masses (essentiellemnet paysanne et semi-prolétaire) et édifié des régimes similaires au régime dominant en Union Soviétique sous Staline et ont ainsi bloqué le développement de ces révolutions vers le socilisme, n'est pas inévitable. Ces régimes ont transposé la structure verticale du " parti-armée " à l'appareil de l'Etat, empêchant toute véritable armée de la démocratie directe des masses et ont adopté pour eux-mêmes la pseudo-théorie du " socialisme dans un seul pays ", avec laquelle la bureaucratie locale justifiait la défense de ses privilèges au dessus des privilèges de la classe ouvrière mondiale, incluant des pactes infâmes avec le pouvoir impérialiste nord-améeicain, comme les cas de la Chine et de la Yougoslavie. Ils ont transformé le nom de communisme en synonyme d'oppression bureaucratique et par là ont accordé une immense faveur à la propagande impérialiste. La dialectique de la permanence de la révolution a non seulement été bloquée en s'arrêtant au niveau national mais aussi la domination bureaucratique a reproduit en grand nombre les pires vices d'oppression de la société bourgeoise, comme le nationalisme, le machisme, l'homophobie et le culte de la famille patriarcale. Le non fonctionnement des soviets a entrainé le non réalisation démocratique de la planification de l'économie, en accord avec l'opinion et la décision de l'ensemble des masses travailleuses : elle s'est faite en vertu de la décision du département bureaucratique désigné à cette fin, avec pour conséquence de produire non seulement les pires gaspillages du travail social, mais aussi en forçant les travailleurs à tout type de sacrifices sans qu'ils aient la moindre possibilité d'exprimer leur accord ou leur désaccord sur ces décisions. Dans la société de transition, le plein fonctionnement des soviets est l'unique moyen pour réussir un équilibre entre les besoins de la production sociale, conditionnés par le niveau des forces productives, et l'avance progressive de la réduction du temps de travail (et, par conséquent, l'accroissement du " temps libre "). Sans démocratie soviétique, il n'y a pas de planification démocratique de l'économie. Comme le signalait Trotsky remarquant le ????? en quoi se convertissait la domination bureaucratique au moment de passer d'une production " intensive " à une production " extensive " : le rôle progressiste de la bureaucratie soviétique coïncide avec la période d'assimilation. Le grand travail d'imitation, de greffe, de transfert, d'acclimatation s s'est fait sur le terrain préparé par la révolution. Jusqu'à maintenant, il n'a pas été question d'innover dans le domaine des sciences, de la technique ou de l'art. On peut construire des usines géantes sur un modèle importé de l'étranger par mandat bureaucratique et en les payant,certes, le triple de leur valeur. Mais plus on ira loin plus on sera confronté au problème de la qualité, qui echappe à la bureaucratie comme une ombre. Il semblerait que la production soit marquée du sceaux gris de l'indifférence. Dans l'économié nationalisée la qualité suppose la démocratie des producteurs et des consommateurs, la liberté de critique et d'initiative, toutes choses incompatibles avec un régime totalitaire de la peur, du mensonge et de l'adulation. A côté du problème de la qualité se posent aussi d'autres problèmes, plus grands et plus complexes, que l'on peut réunir dans le rubrique de l'action créative technique et culturelle. Un philosophe ancien a soutenu que la discussion serait la mère de toutes les choses. Là où le choc des idées est impossible, ne peuvent pas se créer de nouvelles valeurs. La dictature révolutionnaire constitue, nous l'admettons, une sérieuse limitation de la liberté. C'est pour cela que jamais les époques révolutionnaires n'ont été propices à la création culturelle pour laquelle elles préparent le terrain. La dictature du prolétariat ouvre pour le génie humain un horizon d'autant plus vaste au fur et à mesure qu'il cesse d'être une dictature. La civilisation socialiste ne se développe qu'avec l'agonie de l'Etat. Cette loi simple et inflexible implique la condamnation, sans recours possible, de l'actuel régime politique de l'U.R.S.S. La démocratie soviétique n'est pas une revendication politique abstraite et morale. C'est devenu une affaire de vie ou de mort de ce pays " . Le plan socialiste n'est pas, alors, ce que l'on appelle l'" économie de commande " staliniste, mais le produit de l'activité auto-consciente de la société où sa formulation initiale de la part des organismes d'Etat dédiés à cette fin devait être continuellement révisée en accord avec l'opinion des masses et , pour une période, des propres corrections qu'effectuerait une utilisation subordonnée de certains mécanismes de marché comme la fixation de certains prix. Cette planification démocratique des ressources économiques, seulement réalisable avec la conquête du pouvoir par les travailleurs et l'expropriation de la bourgeoisie, est l'unique véritable alternative à la domination de l' " anarchie de la production " capitaliste. Alors, même s'il n'y a pas d'antidote infaillible contre la possibilité de bureaucratisation de nouvelles révolutions 'il y a des orientations politiques qui favorisent ou non ce processus. Negri a raison quand il affirme que le communisme ne peut être que la pleine libération du " travail vivant " et, même s'il est faux de dire que le communisme peut être construit ici et maintenant, il est vrai qu'il commence à se réaliser dans le société de transition même. Le rôle des soviets comme organismes qui seraient la forme de l'Etat " qui n'est plus un Etat " (affirmé par Lénine dans L'Etat et la révolution et mis au premier plan par Trotsky dans La révolution trahie), doivent être en première ligne de la politique révolutionnaire. Son développement et l'habitude des masses à la démocratie soviétique est le seul antidote possible (en combinaison avec l'action du parti révolutionnaire), sur le terrain " interne ", pour combattre les tendences à la bureaucratisation de l'Etat post-révolutionnaire. Mais comme nous l'avons signalé, la bureaucratisation d'un Etat ouvrier n'est pas le produit d'un simple processus interne, il dépend, en dernière instance, des développements de la révolution socialiste sur le terrain international. Et sur ce terrain, la caricature que présente Negri d'Etats nationaux dépassés par l'histoire et les forces productives hyper-matures, de façon homogène, dans l'ère de l' " Empire " mènent à un internationalisme abstrait (l'impérialisme dépassé historiquement, quel sens pourrait avoir dans le shcéma de Négri l'anti-impérilalisme?) incable de répondre aux complexes et labiryntèsques expressions de la lutte de classes par lesquelles les masses cherchent à exercer leur " pouvoir constituant ". Ici aussi la perspective internationaliste de la théorie-programme de la révolution permanente continue à être beaucoup plus actuelle que les nouveautés du philosophe italien. Donner pour résolus les problèmes réels auxquels doit répondre la tactique et la sratégie révolutionnaire ne peut qu'engourdir la perspective d'émancipation humaine prévue par l'auteur du Manifeste du parti comuniste : " ...Dans la phase supérieure de la société communiste, quand la subordination esclavisante des individus à la division du travail et, avec elle, l'opposition entre le travail intellectuel et le travail manuel; quand le travail ne sera pas seulement un moyen de vivre, mais la première nécessité vitale; quand avec le développement des individus dans tous les aspects, grandiront aussi les forces productives et couleront avec toutes leurs forces les sources de la richesse collective, seulement alors on pourra dépasser totalement l'horizon étroit du droit bourgeois et la société pourra ecrire sur son drapeau " à chacun selon ses possibilités; à chacun selon ses besoins! " ".

Traductrice Olive Dupont