Estrategia Internacional N° 18
Febrero 2002

 

Crise de domination bourgeoise : réforme ou révolution en Argentine
Par Jorge Sanmartino et Manolo Romano


Article publié dans la revue théorique de la Fraction Trotskiste-Stratégie Internationale, Estrategia internacional, n°18, février 2002. Traduction Olive Dupont.

Il est fréquent dans les milieux de gauche d’étudier la réalité nationale en faisant abstraction d’un des éléments constitutifs de la crise, qu’il s’agisse de l’élément de la crise économique, de celui du régime politique ou de la lutte de classes. On donne ainsi à chacun d’entre eux le pouvoir d’expliquer, par lui-même et de façon unilatérale, la totalité des relations  qui constituent la crise et la dynamique de la situation. Nous prétendons ici expliquer la crise révolutionnaire argentine en analysant la totalité complexe qui a été à son origine et qui définit son caractère.

Pour cela nous avons fait une utilisation critique des catégories théoriques du marxiste italien Antonio Gramsci, telles que la crise organique, le concept d’hégémonie ou de transformisme. Nous allons appliquer certains de ces concepts à la réalité argentine ; il est donc indispensable de faire certaines remarques. Bien qu’ils aient été utilisés par Gramsci dans une matrice théorique révolutionnaire, celle-ci fut, par moments, ambiguë et non exempte de lacunes, dont nous soulignons certaines dans ce travail. Plus encore, depuis l’après-guerre, le communiste italien a été utilisé, en partie grâce à ces ambiguïtés, pour fonder tout type de stratégies réformistes, depuis l’appel à l’eurocommunisme jusqu’au nationalisme bourgeois dans les années 60 et 70, et, aujourd’hui même, par un pseudo marxisme «social-démocratisé», vidé de tout objectif révolutionnaire. Le réformisme argentin, que l’on peut identifier, ces dernières années, à ce qu’on appelle le « progressisme » des intellectuels et journalistes liés à la Central de Trabajadores Argentinos (Centrale des Travailleurs Argentins) et au Frente Nacional contra la Pobreza (Front National contre la Pauvreté/Frenapo), est un exemple de cette contrebande idéologique.

Il arrive avec Gramsci ce que le communiste italien signalait à propos de Machiavel, c’est-à-dire qu’il est possible d’en faire deux lectures. La première est celle de ceux qui prennent en compte la « crise d’hégémonie » et la « crise organique » de la classe dominante uniquement dans le but d’essayer de trouver une forme quelconque de survie pour le régime bourgeois. L’autre lecture utilise ces concepts dans une perspective marxiste révolutionnaire et identifie ces crises pour avancer dans la compréhension des tâches pour la révolution prolétarienne. La pensée de Gramsci, avec ses vérités et ses erreurs, a toujours été celle d’un homme politique communiste, et ses élaborations partaient de l’antagonisme fondamental entre la bourgeoisie et le prolétariat, et des perspectives de la révolution socialiste, en particulier dans les pays capitalistes avancés. Nous essayons aujourd’hui de sauver ses apports qui vont dans ce sens. Mais, au moment de comprendre la crise et la dynamique de la révolution dans un pays semi-colonial, où le capital étranger  et l’oppression impérialiste jouent un rôle essentiel, comme c’est le cas en Argentine, l’édifice théorique de Léon Trotsky est irremplaçable, en particulier le concept de  bonapartisme sui generis[1], norme caractéristique des pays arriérés.

En d’autres termes, nous intégrons des concepts de Gramsci au pouvoir explicatif et de prédiction de la théorie-programme de la révolution permanente, théorie générale de la révolution que Gramsci ne possédait pas. Nous croyons que c’est seulement à partir de ces prémisses théoriques que les formulations de Trotsky peuvent être enrichies par les apports gramsciens cités précédemment.

 

1 - De quelle crise organique parlons-nous?

 

Dire que l’Argentine traversait une crise organique était déjà un lieu commun avant les journées révolutionnaires du 19 et 20 décembre. Aujourd’hui l’utilisation de cette définition s’est généralisée et elle est même employée par des universitaires, des journalistes et même des députés, en particulier ceux qui appartiennent au centre gauche local affaibli, dans leurs discours au Congrès. Il est évident que le concept gramscien paraît convenir comme un gant quand il s’agit de penser une situation dans laquelle se conjuguent une crise économique monumentale avec une « crise sociale »  et du régime politique de la classe dominante aiguë. Nous sommes en présence, dans notre pays, d’une de ces crise qui impliquent la totalité de la structure étatique capitaliste.

Pour le centre gauche, cette « crise organique » se limite à une « crise de modèle » et de « représentation politique » ; ce n’est pas une manifestation particulièrement aiguë de la crise capitaliste mondiale, ce n’est qu’à peine celle d’un « type de capitalisme ». Ce n’est pas non plus la crise d’un régime démocratique bourgeois, mais celle d’un « type de démocratie ». Cette crise est strictement en rapport avec la « crise du modèle d’accumulation rentier-financier » ou la « crise du régime centré sur la valorisation financière ». Cette idée est partagée, avec des nuances, par les Calcagno, Eduardo Basualdo, Jose Nun et d’autres. La solution consiste dans le développement d’un « modèle de redistribution des richesses » « axé sur la production » et la « participation » dans les décisions de l’Etat. Certains sont les nostalgiques de la politique de « substitution des importations », enjolivements d’une bourgeoisie nationale qui a montré tout au long du siècle son incapacité intrinsèque à prendre le chemin de la libération nationale. D’autres veulent que cet Etat, sans modifier les relations de classes, soit chargé de « redistribuer les richesses ».

Comme nous le développons dans un autre article de cette même revue[2], le patron de l’accumulation capitaliste s’est imposé ces 25 dernières années par les lois mêmes de la valorisation capitaliste une fois que celles-ci ont pu se développer librement sur la base de la défaite de la résistance des classes laborieuses. La crise actuelle ne consiste pas pour autant dans la crise d’un « modèle », mais celle des forces vitales du capitalisme lui-même et du régime politique que la classe dominante a utilisées pour imposer sa volonté contre les masses.

 

Crise d’hégémonie et « ballottage hégémonique[3] ».

Les idéologues de la C.T.A. définissent la crise argentine comme un « ballottage hégémonique » entre les fractions bourgeoises en lutte dans le pays : les groupes économiques locaux contre les entreprises privatisées, les compagnies pétrolières et les banques. « Les deux secteurs ont fait preuve d’une surcapacité à s’opposer aux propositions de l’autre (...). Ainsi se reproduit le ballottage hégémonique décrit par la littérature politique des deux décennies ayant précédé le coup d’Etat militaire de 1976. Avec cette différence qui rend les choses encore pire : aucun des deux camps en présence ne représente aujourd’hui un quelconque intérêt que l’on pourrait appeler national ou populaire, bien qu’ils l’invoquent, pour améliorer leur situation relative, comme le montre l’alliance qui soutient Duhalde »[4]

Ce commentaire du journaliste et intellectuel Horacio Verbitsky suit les analyses du livre de Eduardo Basualdo[5], qui décortique et reconnaît honnêtement le caractère réactionnaire des deux blocs bourgeois qui s’affrontent. Le progressisme argentin, du moins dans ses travaux analytiques les plus sérieux, ne trouve plus rien de progressiste dans la bourgeoisie nationale qui, dans les années 70, se déguisait en alliée pour constituer un « contre-pouvoir hégémonique » avec les travailleurs et le peuple pauvre. La vieille politique de conciliation de classes trouverait ainsi une limite infranchissable.

Pour sortir de l’impasse, le sociologue José Nun les avertit : « Si vous acceptez ces présupposés, le progressisme n’aurait que très peu d’alternatives : ou bien renverser l’échiquier avec une révolution de type jacobine (ce que Basualdo, en toute logique, n’a pas l’idée de proposer) ou se condamner à travailler en marge d’un système qui n’a que peu ou rien à lui proposer en matière d’alliances ou d’appuis. » Il conseille, au contraire, ce qui, en définitive est l’orientation actuelle de la pratique politique de la C.T.A. et du Frente Nacional contra la Pobreza : « Pour qu’il puisse y avoir un changement, l’unité d’amples secteurs est aujourd’hui nécessaire ; et pour qu’il puisse y avoir unité, il est indispensable de différencier, de négocier, d’établir des compromis. Ce qui implique de distinguer plusieurs niveaux d’action. S’allier avec des représentants des fractions non financières du capital, qui dépendent de l’économie réelle, du développement du marché interne, des exportations avec valeur ajoutée, etc., ne signifie pas abandonner mais rendre plus fort à la fois le Frente Nacional contra la Pobreza, les mouvements de protestation qui s’étendent dans tout le pays et la vigoureuse action de démocratisation que mènent des organisations comme la Central de Trabajadores Argentinos. »[6]

La stratégie de Nun conduit (comme le fait la C.G.T. sous couvert du vieux slogan consistant à soutenir le « camp national et populaire ») à une politique de pression sur le gouvernement de Duhalde cherchant à peser dans le ballottage en faveur de l’un des deux blocs derrière les drapeaux de « distribution de la richesse et démocratisation ».

La théorie de Nun retourne d’où elle vient. Il n’y a pas longtemps, les « progressistes » soutenaient que la « défection » de la bourgeoisie locale laissait aux mains d’une fantasmatique « société civile »[7] et d’un non moins fantasmatique « gouvernement démocratique » (l’Alianza), les tâches historiques à accomplir. Pendant les deux ans de gestion de l’Alianza, ces intellectuels ont fait couler des rivières d’encre pour démontrer que la dette externe était un problème secondaire, dans un pays qui finalement en est arrivé à la cessation de paiement et dans lequel il y eut une insubordination générale contre la Loi de Déficit Zéro du F.M.I. que De la Rua et Cavallo appliquaient. C’est en particulier Horacio Verbitsky qui soutenait que le non-paiement de la dette externe était agité par la « droite populiste, la gauche paléolithique et l’église apostolique romaine »[8] et que la demande d’en finir avec un des mécanismes d’oppression impérialiste consistait à dédouaner les grands groupes économiques locaux de leur responsabilité fondamentale dans cette crise. Mais il arrive que lorsque la généralisation théorique se retrouve contredite par l’irruption concrète de la crise actuelle, nos progressistes rejettent l’issue « jacobine » qu’ils redoutent par-dessus tout et ils en reviennent à l’idée de réconcilier la « société civile » avec la bourgeoisie nationale décrépie avec laquelle il faut malgré tout établir des « alliances et des compromis ». C’est là toute une science : un mélange de théorie pseudo-marxiste avec un pusillanime programme de collaboration de classes.

Loin de l’utilisation que prétendent lui donner les intellectuels progressistes, les outils théoriques du marxisme ont justement été élaborés pour tout autre chose : comme un guide pour l’action de la classe travailleuse en lutte pour son émancipation. Le concept d’hégémonie avait déjà été utilisé par Plekhanov et le marxisme russe au début du siècle dernier, et ensuite par la Troisième Internationale de Lénine et Trotsky, afin de signaler le rôle dirigent du prolétariat dans l’alliance révolutionnaire avec les paysans. Le prolétariat devait lutter pour imposer sa dictature aux classes ennemies et, dans cette lutte, conquérir l’hégémonie sur les classes alliées. Gramsci a étendu le concept à l’utilisation des formes démocratiques de domination bourgeoise : l’hégémonie bourgeoise, combinaison de coercition et de consensus, sur les classes subalternes. Mais jamais Gramsci n’a dit qu’un contre pouvoir pouvait surgir des propres rangs de la classe dominante, comme le font ses épigones de centre-gauche. Le contre-pouvoir doit au contraire venir d’une alliance entre le prolétariat et les paysans ou les masses pauvres du peuple, contre la bourgeoisie. « La crise d’hégémonie de la classe dirigeante surgit ou bien parce que la classe dirigeante a échoué dans une de ses grandes entreprises politiques dans laquelle elle a perdu ou imposé par la force le consensus des grandes masses (comme c’est le cas pendant une guerre) ou bien parce que de vastes masses (en particulier des paysans ou des petits bourgeois intellectuels) sont passés subitement de la passivité politique à une certaine activité et ont des revendications qui dans leur ensemble non organique constituent une révolution. On parle alors de « crise d’autorité » et c’est en cela justement que consiste la crise d’hégémonie, ou la crise de l’Etat dans son ensemble. »[9]

L’actuelle « ballottage hégémonique », c’est-à-dire l’impossibilité pour une fraction de la bourgeoisie de s’imposer sur l’autre, signifie par-là même une crise d’hégémonie « ou la crise de l’Etat dans son ensemble » pour imposer sa volonté aux masses. La définition du « ballottage hégémonique », telle que le propose progressisme, rejette le troisième acteur, les masses en tant que facteur indépendant, ou bien limite l’action populaire à un rôle d’auxiliaire subordonné à la bourgeoisie nationale décadente ou à une simple pression sur le régime démocratique bourgeois. Mais ce sont les masses qui ont donné le coup d’envoi à une nouvelle dynamique d’actions historiques indépendantes avec les journées de décembre.

 

Gouvernement de coalition, participationnisme et « démocratisation »

A contre-courant des actions des masses, la C.T.A. et le progressisme ont pour but de chercher des espaces de « participation » dans l’Etat. Cette stratégie participationniste d’un gouvernement quelconque s’apparente à celle du Parti des Travailleurs au Brésil et d’autres courants réformistes latino-américains, concentrées au Forum Social Mondial de Porto Alegre : il s’agit de la fameuse « démocratie participative ». Il s’agit « d’occuper des positions » dans l’Etat afin « d’approfondir la démocratie ».(…) Peut-elle s’appliquer en Argentine, où un gouvernement tente à tout prix de reconstruire le pouvoir bourgeois mis à mal après les journées de décembre?

Le nouveau président Duhalde se définit lui-même comme un « gouvernement de transition » dont le premier objectif est « d’en finir avec l’anarchie et le chaos », et d’éviter « la guerre civile », noms que donne la bourgeoisie aux germes de révolution. Pour cette tâche ultra-réactionnaire, il en appelle à la « concertation nationale » et au « dialogue argentin ». Le gouvernement péroniste cherche à diriger une coalition avec les décombres des vieux du régime, avec les corporations patronales comme la Union Industrial Argentina (Union Industrielle Argentine) dirigée par le monopole Techint et forcer l’appui de la bureaucratie syndicale. Est-il possible que nos progressistes de la CTA et du Frenapo, qui se réunissent assidûment avec le gouvernement, ne comprennent pas que cette politique est précisément le contraire d’une simple « démocratisation » de l’ancien régime, si celle-ci était possible? Selon Gramsci à l’inverse, il s’agit d’un retour au « Césarisme » :

« Tout gouvernement de coalition est un degré initial de césarisme, qui peut se développer ou non à des degrés significatifs (naturellement pour l’opinion commune, les gouvernements de coalition sont, au contraire, le bastion le plus solide contre le césarisme). Dans le monde moderne, avec ses grandes coalitions de caractère économico-social et politique de parti, le mécanisme du phénomène césariste est très différent de celui qui fonctionna jusqu’à Napoléon III [lorsque] (...) les forces militaires étaient un élément décisif pour l’apparition d’un césarisme qui se vérifiait par des coups d’Etat précis, avec des actions militaires, etc. Dans le monde moderne, les forces syndicales et politiques, avec les moyens financiers incalculables dont peuvent disposer de petits groupes de citoyens, compliquent le problème. Les fonctionnaires des partis et des syndicats peuvent être corrompus ou terrorisés sans recourir à des actions militaires (...) ».[10]

Cette sorte de « bonapartisme sans Bonaparte », sans figure forte, rejoint la définition du gouvernement de Duhalde qui, en renonçant à poser sa candidature pour les élections de 2003 est un président qui renonce a priori à continuer d’être président. A défaut d’une autorité propre, le gouvernement brandit « l’autorité morale de l’Eglise » et utilise la hiérarchie du clergé. Le principe démocratico-bourgeois du « nous sommes tous  égaux devant  la loi » étant déjà démasqué, la classe dirigeante invoque des principes tels que « la Doctrine Sociale de L’Eglise, qui prétend rendre égaux ceux qui se trouvent être inégaux ». Cependant, cette « concertation » au moyen des vieilles institutions de domination paraît chaque jour un peu plus vouée à l’échec.

Le problème de fond qui rend extrêmement fragile cette tentative d’arbitrage du nouveau gouvernement, vient des tendances aux chocs chaque fois plus violents entre l’insubordination des masses, d’un côté, et l’impérialisme et les secteurs les plus concentrés du capital, de l’autre. La démocratie bourgeoise, telle que nous l’avons connue jusqu’à aujourd’hui en Argentine comme régime assurant la stabilité dans des situations non révolutionnaires, ne pourra plus désormais contenir dans ses limites actuelles toutes les tensions de classes existantes. C’est ce qui pousse les vieux partis du régime [partidocracia] (conseillés par l’Eglise elle-même qui demande aux politiques et aux juges une « courageuse remise en question »), à tenter des auto-réformes cosmétiques, comme celles que le PRI a mises en pratique au Mexique ou similaires au processus mani pulite en Italie, afin de préserver l’essentiel du régime de domination. C’est à cela que nous assistons dans l’affrontement de pouvoirs entre l’exécutif de Duhalde avec la Cour Suprême de justice[11], ou les préparatifs d’une « réforme politique » qui signifierait « baisser les coûts » de la bureaucratie d’Etat, ainsi que le réclament les Etats-Unis, et réduire le nombre de parlementaires des deux chambres. Cette politique pour résoudre à droite la revendication populaire d’un « gouvernement peu coûteux », a déjà été anticipée par le gouverneur péroniste de la ville de Cordoba, De la Sota, et a signifié davantage de restrictions antidémocratiques de la législature où se sont réduites les possibilités d’accès pour les partis ouvriers et de gauche, renforçant le monopole politique des partis bourgeois traditionnels. Néanmoins, après les journées de décembre, il est possible, étant donné la dynamique qu’a déjà prise la mobilisation des masses qui a devancé les plans bourgeois, que ce type de réformes cosmétiques sorties des entrailles du régime lui-même arrivent trop tard ou bien, qu’appliquées par les représentants du péronisme et du radicalisme, elles ne s’avèrent pas crédibles pour ceux qui dans les rues réclament « dehors tout le monde » [« que se vayan todos »]

C’est pourquoi comme seconde alternative l’aile gauche du régime avec à sa tête des secteurs de centre-gauche où l’on retrouve l’ARI[12] d’Elisa Carrio, membre du Frenapo, mûrit l’idée en apparence plus radicale de « refonder la République », revendiquant à cette fin jusqu’à la convocation d’une Assemblée Constituante. N’oublions pas qu’Hugo Chavez, au Venezuela, a utilisé la convocation à une Constituante aménagée et un nombre incalculable de plébiscites, pour en finir avec les vieilles formes du régime basé pendant des décennies sur le bipartisme de l’AD et de la Copei. C’est en cela qu’a constitué « la révolution pacifiste » vénézuélienne : une grande réforme encouragée d’en haut pour éviter un authentique processus révolutionnaire où l’initiative aurait été prise par les masses et contre la propriété privée capitaliste. En Argentine, à défaut d’un Bonaparte populiste avec un poids certain au sein des  masses comme Chavez, c’est le centre gauche qui propose cette perspective pour mettre une corde au cou du processus révolutionnaire naissant et l’arrêter à un stade « démocratique ». Cette supercherie de « nouvelle République » pourrait même tenter d’établir « l’institutionnalisation des assemblées de voisinage » qui se développent dans la capitale ou des autres organismes de masses qui pourraient surgir, en leur permettant, par exemple, de présenter des candidats aux élections et de leur accorder certaines attributions constitutionnelles, comme celle d’être des mécanismes de « consultation populaire ». La composition sociale actuelle de ces assemblées de quartier, essentiellement diverses strates de la classe moyenne mais aussi les salariés sous forme isolée qui y participent en tant qu’habitants de quartier ou « citoyens » sans se reconnaître en tant que classe, rend plus viables les manœuvres des réformateurs du régime afin de les intégrer à une « nouvelle démocratie ». De toute façon, même si surgissaient des organismes propres à la classe ouvrière qui, dans une certaine mesure, s’opposeraient au pouvoir bourgeois parce que leur caractère de classe lui-même menace la propriété capitaliste, il faudrait lutter vaillamment à l’intérieur de ceux-ci contre toute direction conciliatrice ou réformiste. N’oublions pas qu’au cours de la révolution ouvrière d’Allemagne en 1919, après la chute du Kaiser et l’apparition des Conseils de Travailleurs et de Soldats, le théoricien réformiste Hilferding, avec des dirigeants du Parti Social-démocrate Indépendant, a promut l’idée d’un « Etat combiné », où ils tentaient d’intégrer les conseils ouvriers à la République bourgeoise, leur donnant un caractère institutionnel afin d’éviter l’expérience des soviets russes dirigés par les bolcheviques, le développement d’une perspective irréconciliable avec l’Etat bourgeois et la prise en charge ouvrière de tout le pouvoir. Aujourd’hui, cette théorie de « l’Etat combiné » est compatible avec la « nouveauté » proposée par le PT du Brésil, à laquelle adhère la CTA argentine et tous les réformistes du continent regroupés au Forum Social Mondial de Porto Alegre sous le nom de « démocratie participative ». Si la situation révolutionnaire devient plus aiguë en Argentine, le drapeau de la « seconde république » peut se transformer en une sérieuse tentative de déviation du processus révolutionnaire ouvert. C’est là que la vraie alternative devient : réforme ou révolution, et c’est pour régler la controverse en faveur de la révolution que nous luttons aussi bien pour la création d’organismes de double pouvoir ouvrier, que pour un parti révolutionnaire qui nous mène à la victoire. C’est pourquoi l’orientation de l’extrême gauche parlementaire argentine est si dangereuse : le député Luis Zamora, la Gauche Unie (IU) et le PO demandent une Assemblée Constituante comme une réforme de type constitutionnel, pacifique et évolutive au lieu d’exiger sa convocation sur les ruines de l’ancien régime. Cela ne peut être qu’un produit des actions insurrectionnelles à la tête desquelles se trouverait la classe ouvrière, balayant les institutions actuelles. C’est pour  cela qu’en tant que marxistes révolutionnaires, nous revendiquons après les journées de décembre le mot d’ordre d’Assemblée Constituante Révolutionnaire, pour la différencier des variantes « démocratisantes », même les plus « extrêmes » que pourrait adopter le régime bourgeois pour survivre.

Les politiques, syndicalistes, journalistes et intellectuels progressistes qui vise la « démocratisation » de l’ancien régime, montrent que la « crise organique », gouffre croissant entre les classes qui se sont mises en mouvement et les leaders qui disent les représenter, les englobe eux aussi. Tandis que les actions des masses dépassent les limites de la démocratie bourgeoise, eux sont à genoux devant l’ordre ancien qu’ils entendent au mieux maquiller. Il n’est pas surprenant alors que, dans Le Monde diplomatique, son directeur Carlos Gabetta ait décrit les protagonistes de l’héroïque bataille de Plaza de Mayo du jeudi 20 décembre comme un « douteux mélange de délinquants de droit commun, de provocateurs professionnels de la police et des services de sécurité et de renseignement, de caudillos politiques et syndicaux de quartier et les traditionnels “révolutionnaires” infiltrés jusqu’à l’os par la police »[13]. Il s’agit d’une vision policière semblable du dictateur Ongania décrivant le Cordobazo de 1969 ou celle des chroniques des journaux de l’oligarchie à propos de la « Semaine tragique » de 1919. Celui qui jusqu’à hier, en des époques de paix sociale, était progressiste, se révèle ouvertement réactionnaire lorsque apparaissent les premières menaces insurrectionnelles du processus révolutionnaire.

 

 

2- La « discordance des temps » :  crise économique et situation révolutionnaire.[14]

 

Théoriquement, le concept de crise organique utilisé par Gramsci a l’avantage de ne pas tomber dans une interprétation déterministe, dans laquelle de nombreuses écoles sont tombées, en établissant une relation de causalité directe entre les « incursions catastrophiques de l’élément économique » et l’ouverture du processus révolutionnaire. Ceci l’a amené à se distancer aussi bien du catastrophisme économique dans l’analyse des processus politiques que du déterminisme mécaniste sur le plan philosophique, qui avait infecté la pensée de la Seconde et de la Troisième Internationale stalinisée.

L’analyse gramscienne implique une sphère politico-idéologique relativement autonome, autant dans le processus même de la crise bourgeoise que dans la constitution de l’hégémonie prolétaire. L’élément révulsif de la crise économique capitaliste n’est pas suffisant ; il est nécessaire de considérer la composition de leurs institutions politiques et partis, la délégitimisation (perte d’hégémonie) par rapport à ses classes alliées et aux classes exploitées et la capacité du prolétariat et de son parti révolutionnaire pour conquérir l’appui des autres classes exploitées, etc. « On peut exclure que les crises économiques produisent par elles-mêmes des événements fondamentaux ; elles peuvent seulement créer un terrain plus favorable à la diffusion de certaines formes de pensées, poser et résoudre les questions concernant le développement ultérieur de la vie de l’Etat. »[15]Pour Gramsci, la question particulière de l’élément économique, le malaise dans les différentes classes et la réponse mécanique ou immédiate  à celui-ci de la part des classes sont à considérer, comme actions de la conjoncture, dans un champ plus large, « terrain sur lequel se produit le passage de ces corrélations sociales à des corrélations politiques de force, pour culminer en des corrélations militaires décisives ».[16]Ceci exclut toute idée d’une détermination univoque du processus révolutionnaire. Cela pose même les conditions de nouvelle stabilisation capitaliste générées par les contre-tendances présentes dans toute crise, si cette crise ne se traduit pas par la désagrégation de l’Etat et par la capacité des classes exploitées à assumer un rôle dirigent, qu’exprime la maturation d’un mouvement ouvrier révolutionnaire authentique et la constitution d’un parti révolutionnaire dirigeant.

Dans ce même sens, dans son travail sur la Révolution Russe, Trotski arrivait aux même conclusions, niant un quelconque type de relation mécanique entre l’une et l’autre. Il y soutient que « les transformations qui se produisent entre le début et la fin d’une révolution dans les bases économiques de la société et dans le substrat social des classes ne suffisent pas à expliquer le cours de la révolution. La dynamique des événements révolutionnaires est directement déterminée par de rapides, intenses et passionnées conversions psychologiques des classes constituées avant la révolution ». Et répondant à un historien, Prokovsky, qui critiquait cela comme étant idéaliste et lui opposait la théorie selon laquelle la désorganisation économique était la véritable force motrice de la révolution, il écrivait : « Prokovsky révèle de la meilleure façon possible l’inconsistance d’une explication vulgairement économique de l’histoire qui trop souvent se fait passer pour marxiste. Les changements radicaux qui se produisent dans le cours d’une révolution sont provoqués, en réalité, non par les désastres économiques qui se produisent épisodiquement et qui ont leur place dans le cours des événements eux-mêmes, mais par les modifications capitales qui se sont accumulées dans les bases mêmes de la société durant toute l’époque précédente. Qu’à la veille de la chute de la monarchie, de même qu’entre février et octobre, le désastre économique se soit aggravé constamment, aiguillonnant le mécontentement des masses est absolument indéniable et nous n’avons jamais cessé de le prendre en compte. Mais ce serait une erreur trop grossière que de penser que la seconde révolution eut lieu huit mois après la première parce que la ration de pain avait diminué entre les deux... »[17]

De la même façon, au sein des débats de la Troisième Internationale, Trotsky a refusé la théorie de « l’offensive permanente » de Zinoviev et Bela Kun et s’est refusé àextraire unilatéralement et directement les rythmes de la lutte révolutionnaire des fluctuations des crises économiques. En décembre 1921 il a soutenu que « les effets d’une crise sur le cours du mouvement ouvrier ne sont pas aussi unilatéraux que certains simplistes l’imaginent. Les effets politiques d’une crise (pas seulement l’extension de son influence mais aussi sa direction) sont déterminés par l’ensemble de la situation politique existante et par les événements qui précèdent ou accompagnent la crise, spécialement les batailles, les succès ou les échecs de la classe travailleuse elle-même, antérieurs à la crise... »[18]

 

Catastrophisme

Certains courants marxistes en Argentine ont prétendu faire passer leur catastrophisme économique pour du marxisme. Le Partido Obrero (Parti Ouvrier), par exemple, a été le porte-drapeau de « l’auto dissolution » du capitalisme. Comme, évidemment, tout projet bourgeois porte en son sein des contradictions insurmontables, en marge des contradictions du système capitaliste, on peut annoncer sa mort avant même qu’il soit né. Le plan de Cavallo était contradictoire depuis le début puisqu’il était basé sur un endettement et un flux de capitaux croissants qui ne pourraient être soutenus dès que les conditions internationales changeraient. C’est ce qui conduisit le PO à dire, en 1993, que le plan Cavallo était mort né. Comme nous sommes aujourd’hui en pleine catastrophe économique, les catastrophistes peuvent dire « nous avons eu raison ». Néanmoins, les rythmes politique sont de première importance. Le marxisme vulgaire est toujours disposé à croire qu’une profonde crise économique contient en elle-même une situation révolutionnaire. Cela n’a jamais été le cas ni dans l’évolution des crises capitalistes tout au long du XXème siècle ni durant la crise présente de notre pays.

L’évolution de la situation depuis 1995, année de la première grande crise provoquée par l’effet « tequila » au Mexique, nous a permis d’observer que les fissures dans le bloc dominant commencent à être apparentes. Mais ceci n’a pas conduit à une situation révolutionnaire immédiate. La psychologie conservatrice de la petite bourgeoisie et d’importantes couches de la classe ouvrière, abandonnée par le rôle politique de la bureaucratie syndicale et l’apparition de la Alianza, qui ont canalisé les barrages de route et les grèves générales qui auraient pu renverser Menem), agit comme un frein à la crise, avec l’illusion de prolonger la période de stabilisation monétaire. Tout cela a maintenu unis de façon précaire les rangs bourgeois et a empêché que ne se généralise la défiance qui aurait conduit à une crise bancaire comme celle que nous vivons actuellement. De plus, à partir de l’effondrement financier du Sud-est asiatique et de la Russie, qui marque le début de la période étendue de récessions locales, se manifestent à nouveau, avec une gravité accrue, les fissures au sein de l’alliance des classes bourgeoises consolidée dans les années 90. Les secteurs exportateurs et capitalistes liés au marché interne commencent à exercer une pression sur le type de change et sur les tarifs contre le bloc des entreprises privatisées et des banques. Ces disputes inter-bourgeoises, jusqu’à lors occultées sont devenues ouvertes. Si la récession a alimenté le mécontentement de la petite bourgeoisie qui s’ajoutait aux luttes des chômeurs et aux grèves générales de la classe ouvrière contre gouvernement chancelant ménémiste, la formation de la Alianza canalise cette toute nouvelle unité ouvrière et populaire sur un terrain électoral. C’est la carte qu’a jouée le régime, s’appuyant sur la psychologie encore conservatrice des couches moyennes, désirant maintenir la convertibilité mais changer le « style mafieux » du ménémisme. Seulement au moment où commença à s’épuiser l’expérience avec le gouvernement de De la Rua, où toutes les expectatives de changement d’administration se sont effondrées et où la petite bourgeoisie a été frappée directement par le « corralito » destiné à sauver les banques, la crise révolutionnaire de décembre s’est ouvert un chemin dans cette crise bourgeoise. Pendant le gouvernement de l’Alliance, toutes les tentatives pour dévier la lutte de classes et rétablir le cycle économique ont échoué, ainsi que les tentatives pour séparer les classes moyennes du mouvement ouvrier (loi de réforme du code du travail), la tentative pré-bonapartiste de Cavallo de recomposer un équilibre entre les différentes fractions de la classe dominante et de préserver l’accumulation basée sur l’ouverture économique et le schéma monétaire de convertibilité.

Ainsi, la crise économique, qui a été le moteur de la crise bourgeoise d’ensemble, ne s’est pas transformée mécaniquement en crise révolutionnaire. La situation révolutionnaire actuelle  s’est composée dans une série contradictoire de moments économiques, politiques et de corrélation entre les forces sociales. Seulement sous certaines circonstances, (rupture du bloc dominant, crises politiques du régime, accumulation des expériences et des luttes ouvrières et populaires depuis 1993 et un changement profond de la psychologie des masses, en particulier des couches moyennes), on en est arrivé à la crise révolutionnaire de décembre lorsque l’irruption des masses sur le devant de la scène politique a provoqué la chute du gouvernement de De la Rua. Si tous les facteurs ont été aiguillonnés par la gravité de la dépression économique (crack boursier masqué, fin de la convertibilité et « corralito » financier), ils ne se sont conjugués qu’à travers une série de médiations, celles qui dans leur totalité constituent une crise organique. Nous avons pris le concept de crise organique de Gramsci parce qu’il permet de prendre en compte la totalité des facteurs. Quoi qu’il en soit, il est nécessaire de le faire avec prudence. Dans ses théorisations, en certaines occasions, Gramsci glisse vers une analyse des superstructures, perdant de vue l’interaction entre celles-ci et la base économique.[19]

 

Volontarisme

De même que certains considèrent de façon unilatérale l’élément économique pour « faire l’histoire », d’autres utilisent comme seule règle de mesure les luttes de masses. En accord avec ce schéma, les maoïstes argentins de la Corriente Clasista y Combativa (Courant Classiste et Combatif), orientée par le PCR, signalent comme début de « l’essor révolutionnaire » en Argentine l’année 1993. Il est vrai que le « Santiaguienazo » a ouvert une période de révoltes et de soulèvements, dont les protagonistes étaient en général des fonctionnaires, pendant les années 94 et 95 dans diverses provinces de l’intérieur du pays : La Rioja, Jujuy, San Juan, Rio Negro, Neuquen, Tierra del Fuego. Ces luttes ont été les premiers éléments de violence significatifs au sein du régime de démocratie bourgeoise. A les regarder rétrospectivement, ils ont préparé les journées de décembre. Mais on ne peut pas mélanger les rythmes de la subjectivité ouvrière et des masses, qui s’exercent et accumulent l’expérience au travers de leurs actions, avec un essor révolutionnaire. Cette période de luttes a affronté une solide alliance des classes dominantes, dont l’expression majeure a été le Pacte de Olivos, au moment de l’apogée du plan de Cavallo auquel de vastes secteurs de la classe moyenne et même de la classe travailleuse et de secteurs paupérisés donnaient leur appui.

Ces révoltes ont mis un frein à l’offensive capitaliste mais n’ont pas ouvert de situation révolutionnaire. Le terrain pour que celles-ci transcendent le milieu local ou la lutte corporatiste, c’est-à-dire pour qu’elles imposent une nouvelle relation de forces sociales, n’était pas encore mûr. Ces luttes tournaient encore à vide, elles n’incitaient pas les autres couches exploitées à entrer en scène, ne pouvaient pas gagner les classes moyennes et ne réussissaient pas à créer de fissures dans la classe dominante. Les situations révolutionnaires ne se composent pas à travers d’une évolution linéaire ou de l’addition des luttes. Dans les années 80, sous le gouvernement d’Alfonsin, ont eu lieu des milliers de grèves et de conflits par an, sans qu’il y ait pour autant de questionnement de fond des classes dominantes et du régime politique. Ces luttes peuvent modifier les relations de forces quand les classes dominantes se divisent, quand les classes moyennes passent à l’opposition ou par une série de facteurs de nature politique, économique et sociale qui sortent du champ même de la lutte mais sous certaines circonstances la renforcent et lui donnent une ampleur révolutionnaire.

C’est pourquoi le temps des expériences et des nouvelles formes de lutte, bien qu’ils aient, sur le long terme et graduellement, alimenté le développement d’éléments d’une nouvelle subjectivité, n’a pas correspondu immédiatement avec le temps de la relation de forces de l’ensemble des classes sociales. Nous considérons que la lutte de classes est le facteur fondamental, non pas dans le sens étroit de somme de luttes partielles, mais à l’intérieur d’une relation, complexe et où s’interposent les différents secteurs politiques et sociaux, qui existe entre la lutte de classes, les effets dévastateurs de la crise économique capitaliste et de la crise politique de l’Etat et ses institutions.

Ces positions, nous les appelons volontaristes, parce qu’elles considèrent que les luttes de secteurs de travailleurs créent, par elles-mêmes, indépendamment de la crise économique et de la situation de toutes les classes de la société, un rapport de forces favorable aux exploités. Les volontaristes ont en commun avec les catastrophismes économiques la méthode qui consiste à développer de façon unilatérale un seul aspect et à lui donner une valeur sans limite.

 

 

3 - La particularité argentine : crise de la démocratie bourgeoise

L’aspect distinctif de l’ascension des masses argentines, sa particularité, réside dans le fait qu’elle affronte un régime démocratique bourgeois. La chute révolutionnaire, par la voie de la mobilisation et de l’action directe, non d’une dictature militaire mais d’un gouvernement élu par le trompeur suffrage universel est un fait inédit dans le pays. Ceci a une signification très importante, autant pour les perspectives en l’Argentine que pour la théorisation des nouveaux processus qui pourraient s’ouvrir dans le reste du continent.

Avec les journées de décembre, les masses ont rompu la légalité bourgeoise, dans laquelle on change seulement les présidents en respectant les mandats prévus par le calendrier électoral et ont ainsi remis en question la démocratie bourgeoise elle-même en tant que « meilleur emballage du capital »

« La particularité du consentement historique obtenu dans les formations sociales capitalistes modernes (...) la nouveauté de ce consensus, est qu’il adopte la forme fondamentale d’une croyance des masses d’exercer une autodétermination définitive dans l’ordre social existant. Ce n’est donc pas l’acceptation de la supériorité d’une classe dirigeante reconnue (idéologie féodale), mais la croyance en l’égalité démocratique de tous les citoyens dans le gouvernement de la nation, en d’autres termes, incrédulité face à l’existence d’une quelconque classe dominante. Le consentement des exploités dans la formation sociale capitaliste est, dans ce cas, d’un genre qualitativement nouveau qui a donné lieu à sa propre extension étymologique : consensus ou accord mutuel. » C’est ainsi que Perry Anderson faisait référence à l’aspect signalé par Antonio Gramsci qui a développé le concept d’hégémonie pour une analyse différenciée des structures de pouvoir bourgeois dans les démocraties « de l’occident ».[20]

Si le concept d’hégémonie, dans le parcours de l’élaboration du marxisme révolutionnaire s’est déplacé du débat sur les alliances du prolétariat « en Orient » vers les structures du pouvoir bourgeois « dans les démocraties avancées de l’Occident », le défi consiste à contraster et mettre à l’épreuve cette catégorie en Argentine, un pays capitaliste semi-colonial, c’est-à-dire une structure arriérée, mais où l’alliance entre impérialisme et bourgeoisie native exerce le pouvoir sous les formes de la démocratie bourgeoise avancée. En Argentine a eu lieu le développement inégal et combiné entre la croissante semi-colonisation du pays et une stabilisation relative durant ces dernières 18 années d’une démocratie qui est l’émule de celles des centres impérialistes. C’est ce qui constituait la principale force du régime de domination argentin depuis les années 80.

Comment la classe dominante d’un pays semi-colonial, qui fut « le meilleur élève du modèle néo-libéral » en Amérique Latine, a-t-elle pu imposer la politique du capital financier le plus concentré sans faire appel à une « dictature politico-militaire »[21] et maintenir pour l’essentiel les formes de la démocratie parlementaire et le suffrage universel? Quels ont été les mécanismes avec lesquels a été garantie cette domination durant deux décennies de continuité « démocratique », période exceptionnelle dans l’histoire nationale? Enfin, qu’est-ce cette crise profonde a-t-elle pour que cette période exceptionnelle se soit épuisée?

 

Nous voulons signaler ici quatre éléments essentiels.

 

Point d’inflexion après une défaite historique

Dans un premier temps, cet élément est l’un des plus importants comme nous l’avons déjà signalé dans un autre numéro de cette revue.[22] Ce que nous appelons la « démocratie post contre-révolutionnaire » en Argentine reconnaissait deux faits fondamentaux : la répression et la coercition avec le coup d’état militaire de 1976 et la « défaite nationale » de la guerre des Malouines de 1982. Ces deux événements contre-révolutionnaires ont permis un essor de la pénétration impérialiste dans le pays, et, à la fois, l’instauration des formes démocratiques de domination bourgeoise, en imposant un rapport de force plus ou moins contraire aux travailleurs et au peuple pour toute une période historique. Autrement dit, ce fut un régime instauré sur une base qui consistait à faire disparaître le prolétariat de la scène historique, non pas sociologiquement[23], ni comme sujet de luttes économiques très importantes ou de grandes manifestations de « protestation politique » comme les plus de 25 grèves générales dont il a été le protagoniste depuis 1983, mais en tant que « classe dangereuse », capable de « défis révolutionnaires » face à la contre-révolution que l’alliance entre l’impérialisme et la bourgeoisie nationale met en place depuis 25 ans dans le pays.

Paradoxalement, le pilier de l’Etat bourgeois semi-colonial, avec ses forces de répression, et en particulier l’armée qui jusqu’en 1976 fut utilisée comme rechange du pouvoir politique, comme « parti militaire » face aux crises récurrentes de l’histoire politique du pays, est resté très affaibli par sa défaite dans la guerre et par la perte de prestige des FF.AA qui ont perpétré le terrorisme d’Etat. Ceci eut une relative importance pendant toute l’étape antérieure, tandis que la lutte des masses ne dépassait pas les limites que lui imposait la légalité bourgeoise, ou ne la dépassait que « sur les bords » de la société comme lors les soulèvements de chômeurs dans de petites villes de l’intérieur du pays qui furent réprimés par la gendarmerie nationale et les polices provinciales. Lorsque les actions de masses se sont déchaînées au centre du pouvoir politique national et dans les grandes villes, l’avantage de la faiblesse stratégique des forces armées fut utilisé pour les premiers pas du processus révolutionnaire. Lors des journées de décembre, la formidable mobilisation de masse profita de cette faiblesse pour refuser l’instauration de l’Etat de Siège, avec lequel le moribond gouvernement de De la Rua prétendait effrayer les classes moyennes de la capitale et les séparer des dizaines de milliers de pauvres et chômeurs qui avaient assailli les supermarchés dans 11 provinces dans la matinée du 19 décembre et les jours précédents. Cette limite imposée au pouvoir de feu de l’Etat ouvrit la Bataille de la Plaza de Mayo menée par la jeunesse, ainsi que la menace du « quatrième acte » : la grève générale insurrectionnelle qui se préparait pour le 21 et que seule la démission de De la Rua, acte le plus lucide de sa gestion pour les intérêts de sa classe, réussit à éviter.

En même temps, les tendances de secteurs de masses, non encore pleinement conscients, pour affronter les plans du F.M.I, les banques, les monopoles étrangers et les grandes entreprises montrent le potentiel d’une dynamique de mobilisation anti-impérialiste qui ne s’était pas vue depuis la guerre des Malouines. Les journées révolutionnaires de décembre ont amorcé un point d’inflexion après la défaite historique de 1976 et présage à nouveau l’entrée en scène du prolétariat comme classe potentiellement dangereuse pour l’ensemble du régime social capitaliste, au-delà du temps que mettront les bataillons concentrés de la classe ouvrière à s’exprimer de manière révolutionnaire, comme dans les années 70.

 

Terrorisme économique

Dans un deuxième temps, la dépression économique a craquelé, dans une grande mesure, le mécanisme de coaction ou de terreur économique que la bourgeoisie avait utilisée durant ces années-là et qu’elle utilise encore pour mobiliser les travailleurs et le peuple. Perry Anderson signale que « ...l’analyse dualiste à laquelle tendent typiquement les notes de Gramsci ne permet pas un traitement adéquat des coactions économiques qui agissent directement pour renforcer le pouvoir de classe bourgeois: entre la peur du chômage ou du licenciement qui, dans certaines circonstances historiques, peut produire une majorité silencieuse de citoyens obéissants et votants dociles contre les exploités. De telles coactions n’impliquent ni la conviction du consentement ni la violence de la coercition. »[24]

Il est évident que cette « coaction » a rempli un rôle de premier ordre en Argentine.

La première coaction est celle que nous appelons le « chantage du parti des finances », profitant des séquelles laissées sur les masses par la brutale crise de 1989. Si des décennies plus tôt, l’entrée dans la crise, comme nous l’avons expliqué plus haut, s’était traduite par le chantage historique de coup d’Etat du « parti militaire » qui menaçait de se renouveler si les masses dépassaient la légalité de la démocratie bourgeoise, la menace des années 90 fut celle du « coup économique » : « si les travailleurs déstabilisent la démocratie avec leurs luttes, les capitaux fuiront, le “un contre un” ne pourra pas être maintenu, ni la stabilité des prix et nous reviendrons à la crise de 1989 », telle était la coaction du régime sur les masses. Ce mécanisme, c’est le capital financier qui l’a lui-même brisé. Aujourd’hui, les capitaux ont déjà fui, l’épargne des classes moyennes a été confisquée et la dévaluation en a fini avec le « un contre un » et la stabilité des prix. La bourgeoisie craint la présence des masses dans les rues et ne pouvoir désactiver pas la « bombe sociale », ainsi que Duhalde l’a appelée, et qu’une hyper-inflation déchaîne une lutte massive contre la cherté de la vie, en incorporant l’ascension actuelle à la classe ouvrière pour une récupération de salaire.

Quant au second mécanisme de coaction, la peur du chômage, il continue d’être une bonne mesure, qui retarde l’intervention des travailleurs, surtout des branches les plus importantes de l’industrie et des grands services. Mais la dépression économique est si grave, avec son record de fermetures et de faillites d’entreprises, que ce mécanisme de terreur économique, peut se transformer en son contraire. Des couches, chaque fois plus grandes de travailleurs, en particulier dans l’industrie moyenne, entrent dans la lutte contre les licenciements et les fermetures, accompagnées de ceux qui ont encore un emploi mais qui se sentent, de plus en plus, menacés par la banqueroute généralisée du capitalisme argentin. Cela signifie que les « conquêtes » à conserver de l’ancienne situation sont chaque fois moindres, de même que se réduit toujours davantage la base matérielle du conservatisme dans les secteurs du mouvement ouvrier. A cela, il faut ajouter un élément subjectif qui n’est pas à négliger : l’Argentine est le pays qui a le mouvement de chômeurs le plus militant au monde. Le manque d’unité dans les rangs ouvriers entre les « occupés » et les chômeurs obéit, presque d’une façon absolue, à la responsabilité collaborationniste de la bureaucratie des syndicats et aux conduites et programmes réformistes de la majorité des mouvements « piqueteros ».

 

Nouvelle « aristocratie petite-bourgeoise » et bureaucratie syndicale.

Dans un troisième temps, le régime politique de l’Argentine s’est basé sur le mécanisme direct de cooptation économique des hauts secteurs de la classe moyenne et de la caste bureaucratique des syndicats.

Dans les années 90, de pair avec le flux de capitaux qui sont entrés dans le pays, tandis que chutaient les revenus des travailleurs et de la majorité des classes moyennes sous les indices officiels de pauvreté, s’est formée une nouvelle strate supérieure de la petite bourgeoisie, une nouvelle élite ou aristocratie petit-bourgeois.

Ce phénomène a été le propre de la période néolibérale dans le monde entier. L’objectif était alors de créer un secteur de forte consommation sur le marché intérieur dans certains pays. Cette nouvelle classe moyenne haute a augmenté ses revenus grâce à ses relations avec l’entrée massive du capital étranger et l’ouverture de l’économie. Les agents de bourse, les petits intermédiaires importateurs, les professionnels des agences de publicité, les avocats et comptables des cabinets d’audit et de consultants des principales entreprises, les employés hiérarchiques des multinationales et de leurs filiales qui se développaient sont tous devenus directement rentiers. Cette petite-bourgeoise aisée[25], base préférentielle du premier plan Cavallo, a voté avec ferveur pour la réélection de Menem en 1995. Une partie a soutenu en 1999 Fernando De la Rua, qui leur a promis « un peso, un dollar », est passée momentanément, avec les mêmes objectifs conservateurs, du côté de Cavallo en 2000 et a soutenu son entrée comme axe du gouvernement de la Alianza en mars 2001. Avant le déclin du « sauveur » de la convertibilité, beaucoup sont passés au « vote ras-le-bol » dans les quartiers riches de la Capitale lors des élections d’octobre dernier. Aujourd’hui, ils constituent la grande partie de ceux qui ont leurs rentes emprisonnées dans le « corralito », ce qui les a décooptés, pour l’instant, de l’ancien régime. Aujourd’hui, ils font une partie de ceux qui participent aux « cacerolazos » et « bocinazos » depuis leurs « 4*4 » dans les chaudes nuits de Buenos Aires. Malgré leur passage dans l’opposition, ce qui constitue un élément déstabilisateur du régime actuel de premier ordre, ils sont néanmoins la base potentielle d’un futur « parti de l’ordre » et d’essais bonapartistes de droite contre la classe travailleuse.

Le processus de recréation d’une aristocratie de la petite-bourgeoisie fut inverse à  celui du mouvement ouvrier où seule la bureaucratie syndicale a maintenu ou augmenté ses privilèges, comme caste séparée de la classe et élevée à la conduite des syndicats. L’appui du régime à la caste parasitaire des syndicats, pour négocier la liquidation des anciennes conquêtes des conventions collectives de travail des années 70 a été un des éléments clé du blocage de la résistance de la classe travailleuse qui, sans exception, a vu s’effondrer ses salaires et ses conditions de travail. La vente aux enchères des entreprises d’Etat a été accompagnée d’une politique de plus grande cooptation envers la bureaucratie syndicale. Cooptation qui a facilité la défaite des grandes grèves de résistance contre les privatisations avec ce qui a été appelé la « propriété participée », une copie du fameux « capitalisme populaire » de Margaret Thatcher en Angleterre. Dans ce processus, un secteur de la bureaucratie syndicale s’est transformé directement en associé entreprenarial du patronat, participant aux bénéfices des nouvelles entreprises privatisées. Simultanément, plus d’un demi-million de travailleurs des anciennes entreprises publiques étaient licenciés, entraînant la perte d’appui et de base sociale de la bureaucratie syndicale, toujours plus cooptée par le régime. En Argentine, avec la version sénile de la politique thatchériste, on a tenté de créer, dans un premier temps, un certain nombre d’illusions dans divers secteurs de la classe travailleuse en distribuant des « actions » de certaines entreprises privatisées, (dans les compagnies pétrolières par exemple), et beaucoup d’autres « ont été  bénéficiés » par de fortes indemnisations pour des « départs volontaires ». Certains d’entre eux ont créé des « coopératives », (qui ont rapidement fait faillite), pour rester prestataires de services de l’entreprise où ils avaient été salariés. D’autres, ceux avec les indemnisations les plus importantes, ont acheté des petits commerces ou se sont mis à leur compte, mais sont aussi allés à la faillite en peu de temps. L’illusion qu’une nouvelle couche de la classe ouvrière pourrait avoir une mobilité sociale à l’échelle de la société capitaliste a vite disparu. Cela a été la confirmation de la théorie marxiste selon laquelle, en général, le phénomène d’une aristocratie ouvrière stable est exclusif aux pays impérialistes où l’on redistribue, bien sur chaque fois moins, dans les couches hautes et mieux payées des travailleurs, les miettes de ce qu’ils extraient des pays semi-coloniaux. Les gains ainsi expédiés permettent une plus grande stabilité des bureaucraties, des partis ouvriers réformistes et des démocraties des pays centraux. Lors du premier soulèvement de 1996, dans la zone pétrolifère de Cutral Co et Plaza Huincul à Neuquen (et quelques années plus tard à Mosconi et Tartagal à Salta), un important secteur de travailleurs qui avaient fait l’expérience des coopératives et de la petite propriété commerciale en se mettant à leur compte, a été le protagoniste, tout comme les chômeurs,  hors du contrôle de la bureaucratie syndicale, des premiers « piqueteros » et a inauguré la méthode des barrages de route, jalons révolutionnaires du nouveau mouvement ouvrier argentin.

 

Caste politique : corruption et transformisme

Enfin, c’est un important élément additionnel de soutien de cette démocratie bourgeoise qui est entré en crise. Ce qu’ils appellent aujourd’hui « crise de représentativité » est un euphémisme pour essayer d’expliquer la raison pour laquelle se développent les manifestations face aux maisons des députés ou que les fonctionnaires sont spontanément agressés dans la rue provocant des scènes qui rappellent comment, dans les années 82-83, le peuple traitait les militaires qui ne pouvaient pas se promener tranquillement dans des lieux publics.

Ce véritable tremblement de terre politique est dû à la haine accumulée pendant des années durant lesquelles chutaient de façon abrupte les revenus de plus de 15 millions de travailleurs argentins, passant sous la ligne des indices officiels de pauvreté, alors que députés, sénateurs et fonctionnaires étaient des machines à voter et à appliquer des lois et des décrets ouvertement anti-populaires. La séparation de la caste politique, qui dans une démocratie bourgeoise dépend du vote populaire, des nécessités de la majorité de la population n’a pas de précédent dans le pays. Tandis qu’une nouvelle élite de classe moyenne haute, ainsi que nous l’avons dit plus haut, était la base préférentielle d’une démocratie dégradée par de forts éléments autoritaires du gouvernement de Menem et de Cavallo lors de la dernière époque de la Alianza, des millions de personnes des classes moyennes de la ville et de la campagne se sont paupérisées, se rapprochant toujours plus des conditions de vie des travailleurs.[26] Professionnels et techniciens, pour beaucoup employés par l’Etat, ont vu leurs revenus baisser. Petits producteurs et commerçants se sont surrendettés ou sont allés à la faillite. Ces secteurs n’ont jamais récupéré leurs expectatives d’ascension et de mobilité sociale qui avaient caractérisé l’ancienne classe moyenne argentine. Sans parler de la classe travailleuse. Une des seules formes d’ascension sociale était de « faire carrière » comme part de « la caste politique très bien payée ».

Le régime démocratique bourgeois argentin a appliqué à une échelle superlative ce que Perry Anderson signalait comme les limites de la théorisation de Gramsci : « une autre forme de pouvoir de classe qui échappe à la typologie principale de Gramsci est la corruption-le consentement par l’achat, plus que par la persuasion, sans aucune attache idéologique. Gramsci n’était certainement en aucun cas inconscient de la “coaction” de la corruption. (...) Néanmoins, il ne l’a jamais intégrée systématiquement à sa théorie principale afin de former un spectre plus sophistiqué de concepts. »[27]

Dans l’arsenal théorique de Gramsci nous trouvons, néanmoins, une catégorie plus sophistiquée qui permet de mieux comprendre, dans toute sa signification, cet élément additionnel par lequel la bourgeoisie a réussi à maintenir les formes de la démocratie bourgeoise, bien que toujours plus dégradées, et rend compte en même temps de l’épuisement de ce régime et de ses hommes politiques que la majorité de la population dénonce. C’est le concept de transformisme.

L’idée de transformisme a été prise comme axe central du livre de Eduardo Basualdo, cité antérieurement et qui est une nouvelle usine idéologique du progressisme argentin pour expliquer le mécanisme central de la domination financière du capital ces dernières décennies. « Le transformisme se caractérise par le fait que c’est une situation dans laquelle les secteurs dominants excluent tout compromis avec les classes subalternes mais maintiennent la domination (aujourd’hui appelée « gouvernabilité ») sur la base de l’intégration des directions politiques de ces classes subalternes. »[28]

Mais nous ne sommes pas d’accord avec Basualdo sur l’utilisation de ce concept. Gramsci l’a pris du mécanisme avec lequel l’ancienne bourgeoisie italienne avait incorporé et coopté les représentants des classes subalternes, en particulier les leaders intellectuels qui parlaient au nom des paysans et autres classes dépossédées dans le processus du Risorgimento. L’unification de l’Italie comme nation bourgeoise s’est réalisée sous forme réactionnaire imposée par les propriétaires terriens du sud, c’est-à-dire sans accorder de concessions à la paysannerie, demande essentielle de la réforme agraire que la Révolution  Française avait accordée. Le transformisme italien a consisté, pour y parvenir, en ce que le parti qui mena le processus (les Modérés), aile droite, utilisa les accords et les compromis avec le Parti de l’Action, aile gauche. Gramsci nomma ce processus d’unification bourgeoise en Italie « révolution passive », arrangée d’en haut, la différenciant du modèle « jacobin » de la révolution Française. De toute façon, bien que cette bourgeoisie n’ait pas inclus la paysannerie, elle réalisa une tâche historiquement progressiste : l’unité nationale. C’est pourquoi ce transformisme, l’absorption des intellectuels et de représentants du peuple sans rien donner aux masses populaires, s’est essentiellement réalisé par l’intermédiaire de l’influence idéologique de cette bourgeoisie qui exerçait encore un pouvoir d’attraction sur d’autres strates subordonnées. Enfin, le transformisme italien a signifié que, pour réaliser une tâche progressiste, le secteur le plus conservateur de la bourgeoisie subordonne (transforme) l’aile gauche.

La première différence avec l’analyse de Basualdo et de ses suiveurs est qu’il met dans la catégorie de « représentants des classes subalternes » aussi bien les leaders du Parti de l’Action, comme Giuseppe Mazzini de la vieille Italie, que les dirigeants du PJ et de la UCR, qui ont été ceux qui ont nourri avec une écrasante majorité la caste de fonctionnaires, députés et sénateurs. Ceux-ci, étant formellement « élus par le vote populaire », ont représenté, dès le début, la bourgeoisie argentine dans sa période historique de décadence et qui, durant les dernières décennies, se sont, plus que jamais, subordonnés à sa majesté, le capital financier. Il est vrai que cela fut lubrifié grâce aux salaires exagérément hauts des députés, sénateurs, conseillers et fonctionnaires, et de la lisse et plate corruption. De nombreux leaders syndicaux ou caudillos de quartier, en particulier du parti péroniste, ont fait partie des listes de candidats pour entamer leur carrière politique. Mais, ni le PJ ni la UCR n’ont été des « partis populaires », même s’ils jouissaient d’une certaine popularité et d’un grand nombre de votes, mais des partis de la bourgeoisie à son époque de réaction, et l’ont suivie comme son ombre. Les différences entre ces composantes du vieux bipartisme bourgeois se sont dissoutes et se sont réunies comme fractions d’un même « parti des finances ». Basualdo aliène la « représentation politique » des intérêts de classe, poussant à l’extrême « l’autonomie de la politique » jusqu’à la scinder de ses bases matérielles, c’est-à-dire passant de la considérer comme relativement autonome à la présenter comme indépendante de la base économique, question dans laquelle la théorisation de Gramsci lui-même tend à glisser.

En réalité, le cas paradigmatique du vrai transformisme argentin n’a pas été tant le « menemisme », ainsi que le signale Basualdo. Le ménémisme a été, en définitive, la réaction politique des partis bourgeois la plus conséquente avec le capital financier, qui reflétait le plus directement la nouvelle alliance entre les entreprises privatisées, les groupes nationaux et les banquiers créanciers. Alors qu’ils « volaient pour la couronne », ils le faisaient aussi pour eux-mêmes, devenant ainsi la quintessence de la corruption. En réalité, le vrai « parti transformiste » a été le Frepaso, ce que les analyses de Basualdo et des progressistes éludent parce que ce serait comme « passer la corde au cou du pendu ». Le Frepaso est apparu comme un nouveau parti de la petite bourgeoisie reflétant, celui-là oui, un ample secteur des classes subalternes, en particulier les classes moyennes appauvries. Son influence a grandi grâce aux dénonciations de la corruption et à la promesse d’instaurer une nouvelle forme de faire de la politique. Ses leaders, en majorité arrivistes petits-bourgeois et ex dirigeants du stalinisme créole, réveillaient des expectatives dans des secteurs de masses qui croyaient à l’ancienne caste bourgeoise. Ce fut cela le transformisme argentin qui, avant l’épuisement du bipartisme péronistes-radicaux, a permis la survie de l’ancien régime politique, qui était déjà entré en crise dans les années 96 et 97 avec la débâcle du ménémisme. Le Frepaso, comme « aile gauche » de la démocratie bourgeoise, a été le bouclier utilisé par la UCR, à la tête de laquelle était l’ultra conservateur De la Rua, pour que, essentiellement, le même bloc historique dominant maintienne son pouvoir à travers la Alianza, réussissant une transition pacifique dans la succession présidentielle de 1999.

Plus fondamentalement, les différences avec l’application que font Basualdo et le progressisme du concept de transformisme est que les marxistes, de même que le faisait Gramsci, nous le prenons comme élément additionnel, subordonné. Ce qui intéressait Gramsci, c’était plus la question de la révolution passive dans l’histoire italienne que le mécanisme du transformisme en soi. En Argentine, la cooptation de la caste politique a pu s’imposer en marge d’une démocratie post-contre-révolutionnaire ou, ce qui revient au même, en paraphrasant Gramsci, dans une contre-révolution passive. Comme nous l’avons dit antérieurement, elle reconnaît ces événements majeurs fondateurs dans la contre-révolution militaire de 1976 et le triomphe impérialiste dans la guerre des Malouines. Aucun de ces événements violents contre la classe ouvrière et la nation opprimée n’a de signification dans l’analyse de Basualdo. C’est parce que pour le progressisme, démocratie et dictature sont antagonistes, tandis que pour les marxistes ce sont deux formes, contradictoires certes, mais qui imposent toutes deux la dictature du capital. La dictature de Videla n’a pas détruit la caste politique de la démocratie comme elle a détruit l’avant-garde ouvrière et populaire, mais elle l’a préservée pour qu’elle puisse se recycler en 1983, et même avec les honneurs pour beaucoup d’entre eux, comme ce fut le cas pour Menem, pour avoir été arrêtés après le coup d’Etat. En même temps, le progressisme considère, à l’inverse du marxisme, inutile la prise de position dans le camp militaire de la nation d’un pays semi-colonial face à une guerre d’agression impérialiste comme celle de 1982. Ils ne la considérèrent que comme une « aventure patriotique », confondant le caractère notamment déclassé de la junte militaire avec ce que les marxistes nous signalions dès cette époque : un triomphe anglo-américain qui allait imposer des « doubles chaînes » en Argentine. Ainsi, cela a été démontré après et a même permis la consolidation du réaganisme-thatchérisme dans le monde. Les progressistes prennent au pied de la lettre les analyses de Gramsci sur les démocraties modernes et les transposent en Argentine, parce que cela les arrange de s’abstraire du fait qu’ils vivent dans une démocratie semi coloniale, vassale, dominée par mille liens avec les centres impérialistes de pouvoir et le capital étranger. Ces  liens incluent même ces institutions si prisées par le centre gauche. Le sénat américain soutient les dénonciations contre les mafias de la députée Elisa Carrio, mais donne le feu vert à Bush pour appliquer l’ALCA, ou encore la Fondation Ford finance les activités pour « les droits de l’homme » de Horacio Verbitsky et fait partie du patronat qui a perpétré le massacre d’une génération d’avant-garde ouvrière en 1976.

Enfin, ce transformisme argentin a agit à des fins contre-révolutionnaires. Il a été un transformisme, à l’époque de la décadence bourgeoise et non plus au moment où cette classe pouvait résoudre à sa manière un certain nombre de tâches progressistes. Les classes dominantes argentines n’ont pas utilisé l’influence idéologique comme dans le cas du transformisme italien auquel se référait Gramsci mais par le bais d’avantages et de prébendes matérielles. Ainsi, la classe bourgeoise ne peut plus exercer aucune attraction simplement au travers de ses idées, elle a agit par transformisme vénal, c’est à dire par simple subordination.

Le début de la fin de ce transformisme a été la démission du vice président Alvarez pour la question des pots-de-vin au sénat lors du vote de la loi esclavagiste de réforme du code du travail contre la classe laborieuse. La démission de Alvarez a signifié un double coup : la faible crédibilité du système politique et du Frepaso lui-même, dont les membres n’ont même pas démissionné parce qu’ils étaient, et sont, autant ou plus intégrés que les péronistes et les radicaux, au sein les classes moyennes. Soit dit en passant : même ces leaders arrivistes de la petite bourgeoise se sont convertis, non à l’influence idéologique du « néolibéralisme », mais au transformisme vénal. Même les ex cadres du Parti Communiste argentin qui ont pris une part décisive dans la formation du Frepaso sont entrés de telle manière « dans le système » fait d’avantages et de corruption qu’ils méritent que le marxisme argentin fasse appel à une nouvelle catégorie: dès maintenant, nous les appellerons les ladri-stalinista (stalinien crapuleux).

 

Aujourd’hui, des secteurs de la bourgeoisie elle-même, en particulier celle qui est liée à l’impérialisme américain, conscients de l’épuisement du mécanisme et de la perte de prestige de la classe politique qui leur a tant profité, veulent utiliser la haine des masses appauvries dans un sens réactionnaire. Pour rendre plus efficace et peu coûteuse la bureaucratie syndicale d’Etat à leur service, ils encouragent une « réforme politique » depuis le haut qui abaisse le nombre de membres et les dépenses des fonctionnaires et des chambres parlementaires. Pour sa part, la C.T.A n’a rien de plus à dire, si ce n’est qu’il faut « avancer vers une juste redistribution des revenus et l’approfondissement de la démocratie », soumettant ces « questions aux exécutifs provinciaux et municipaux ainsi qu’aux législatures et Conseils Délibérants »[29]. Ils entendent remettre la tâche de mettre fin à la pauvreté entre les mains de la caste politique bourgeoise haïe et contre laquelle, jour après jour, se succèdent des manifestations. Avant que ne s’ébauche l’issue réactionnaire consistant à maquiller la démocratie capitaliste pourrie, la revendication populaire pour « qu’ils partent tous, qu’il n’en reste pas un seul », (dépassant les réformes cosmétiques progressistes), doit être menée jusqu’au bout par les travailleurs eux-mêmes et par le peuple, qui avec les journées de décembre ont identifié comme un de leurs ennemis toute la poubelle politique de l’ancien régime.

Un peu moins de vingt ans ont levé, en grande partie, le voile avec lequel le régime démocratique couvre son caractère classiste. Toutes ses institutions fondamentales (Cour Suprême de Justice, parlement, pouvoir exécutif, police, etc.) sont pointées d’un doigt accusateur par la population comme partie d’une véritable « association de malfaiteurs » destinée à saigner le peuple. Mais les limites de cette crise de la démocratie bourgeoise sont posées. D’un côté, les formes et organisations de démocratie directe, organismes d’une « nouvelle légalité » reconnue par les larges masses, embryons de pouvoir ouvrier et populaire opposés au régime sans légitimité de démocratie pour les riches, ne se sont pas encore développées, montrant une alternative supérieure au pouvoir bourgeois. Evidemment, nos progressistes qui citent tant Gramsci fuient la perspective de cet « Ordine Nuovo », du nom que donna le révolutionnaire italien à son journal dirigé aux conseils d’usine de Turin auxquels il signalait le but révolutionnaire des soviets russes et du parti bolchevique de Lénine.

L’autre grande limite est, en marge de la décadence générale, que l’institution la plus forte de l’ancien régime continue à être le PJ qui, aujourd’hui au gouvernement et avec une aide important de la bureaucratie syndicale, particulièrement celle de la C.G.T., agit comme un « parti de contention » prétendant éviter l’irruption du prolétariat et qui, de fait, constitue encore un frein sérieux à la construction du grand parti révolutionnaire des travailleurs avec influence de masse.

Enfin : la perte de légitimité du régime dans son ensemble qui permet l’irruption violente de secteurs de masse est, avant tout, du à la position de larges franges des classes moyennes. Ce principal appui de la démocratie bourgeoise, dans une certaine mesure, et ainsi que le présentent les vieilles institutions, ne croient plus pouvoir imposer la force de leur nombre par l’arithmétique électorale[30]. Mais par une combinaison des éléments antérieurs, cela ne signifie en rien que le suffrage universel ne continue pas à être considéré par de larges masses comme une voie pour décider de leurs destins. C’est pourquoi la revendication tactique d’Assemblée Constituante Révolutionnaire sur les ruines de l’ancien régime, basée sur le vote populaire est très importante. Seuls les marxistes révolutionnaires, et non les progressistes « démocratisants », la proposent, aujourd’hui, afin que les masses finissent de faire l’expérience de la démocratie bourgeoise et se mobilisent sur le chemin de leur propre pouvoir ouvrier et populaire.

 

 

4 - Hégémonie et révolution permanente

 

La matrice de la faiblesse de la théorisation de Gramsci, basée sur le concept d’hégémonie, est que celui-ci est, par définition, endogène et s’abstrait des relations avec l’économie mondiale et la politique internationale, ou les prend comme des éléments influents et non constitutifs. Les régimes politiques nationaux ne sont pas isolés du plan international. Chacun a sa particularité nationale « d’origine », il s’agit d’une totalité avec ses hiérarchies et dépendances mutuelles. Ils se développent comme résultat de la fragmentation de l’économie du monde, « territorialisant » une fraction du capital accumulé sur le marché mondial et, de la combinaison du rapport de forces internes de chaque pays avec la politique de l’impérialisme dominant, ou des querelles des différents impérialismes, à une échelle internationale. C’est là un autre élément décisif pour comprendre la force relative du régime de la contre-révolution démocratique durant la dernière décennie en Argentine et sa crise actuelle comme un maillon faible de l’ordre international. En dernière instance, le pouvoir de cette alliance de classes qui détenait le pouvoir en Argentine venait du fait qu’elle était la courroie de transmission de la fraction financière hégémonique à échelle internationale et d’une relation de forces favorable à l’impérialisme depuis son triomphe dans la guerre du Golfe en 1991. A cette relation de forces matérielles s’est ajoutée la perte des conquêtes du prolétariat qu’a signifié la décomposition des Etats ouvriers déformés et dégénérés, qui fut accompagnée d’une super production d’idéologie exportée à l’échelle planétaire : « le triomphe du capitalisme de marché et de la démocratie »  que déversa le néolibéralisme, après le passage de la bureaucratie de Chine, Russie et d’Europe de l’Est ouvertement vers le camp de la restauration capitaliste.

Si notre courant a pu prévoir, dans un numéro antérieur de Estrategia Internacional (Stratégie Internationale) « l’épuisement de la contre-révolution démocratique », c’est-à-dire des mécanismes de domination des régimes comme celui qui aujourd’hui éclate en Argentine, (même à des moments où triomphait alors la « transition pactée à la démocratie » au Mexique) et que la Alianza arrivait au pouvoir avec des airs de « troisième voie » à l’européenne, c’est parce que nous l’avions caractérisé comme la politique que menait l’impérialisme américain pour « administrer le déclin de son hégémonie dans le monde ».[31]

Aujourd’hui : le virage des Etats-Unis vers une campagne guerrière après l’attentat du 11 septembre, l’arrivée au gouvernement des Etats-Unis de l’aile impérialiste des corporations de pétrole personnifiées par Bush, dans une certaine dissidence par rapport aux anciennes politiques de « sauvetages » du F.M.I pendant l’ère de Clinton, les frictions en Amérique Latine entre les Etats-Unis et l’Europe (en Argentine avec l’Espagne, dont les banques et entreprises occupent des positions privilégiées dans l’économie nationale), la peur américaine que, face à la récession mondiale, les gouvernements latino-américains glissent vers le populisme et établissent certaines barrières protectionnistes en contrepartie de l’ouverture économique sans discrimination des années 90, et la possibilité que d’autres pays s’ajoutent au bloc politique de marchandage avec l’impérialisme américain que forment déjà le Brésil, le Venezuela et Cuba, tous ces éléments sont constitutifs de la crise du régime de domination bourgeoise en Argentine.

Il est vrai que Gramsci a soutenu que : « Il faut prendre en compte, en plus, qu’à ces relations internes d’un Etat-Nation se mêlent les relations internationales, créant de nouvelles combinaisons originales et historiquement concrètes. Une idéologie dans un pays plus développé se diffuse dans des pays moins développés, ayant ainsi une incidence sur le jeu local de combinaisons. »[32]

Néanmoins, il y a un certain « positivisme » ou mécanisme entre le développement bourgeois et les formes politiques de sa domination dans l’affirmation gramscienne signalant que dans les « sociétés arriérées et colonies, des formes qui partout ailleurs ont été dépassées, sont encore présentes ». C’est pourquoi sa théorie insiste sur le fait « qu’après l’expansion du parlementarisme, du régime associatif syndical et de parti (...), la formule de la révolution permanente est développée et dépassée dans la science politique par la formule d’hégémonie civile »[33].

Depuis de début du siècle, Trotsky critique le « marxisme vulgaire » parce que « s’était créé un schéma de l’évolution historique selon lequel toute société bourgeoise conquiert tôt ou tard le régime démocratique, à l’ombre duquel le prolétariat, profitant des conditions créées par la démocratie, s’organise et s’éduque peu à peu par le socialisme (...) C’était la même idée dominante chez les marxistes russes qui, vers 1905, formaient l’aile gauche de la Seconde Internationale (...) La théorie de la révolution permanente a déclaré la guerre à ces idées en montrant que les objectifs démocratiques des pays arriérés menaient, à notre époque, à la dictature du prolétariat et que celle-ci mettait à l’ordre du jour les revendications socialistes. C’est en cela que consiste l’idée centrale de notre théorie. »[34]

La théorie de la révolution permanente soutient qu’un pays arriéré peut arriver avant à la révolution prolétarienne, à la dictature du prolétariat, bien que plus tard, à cause du retard de ses forces productives, au socialisme, comme l’ont démontré des dizaines de révolutions prolétaires dans des pays arriérés tout au long du vingtième siècle. La loi du développement inégal et combiné, base de la théorie trotskiste, part du fait que n’importe quel concept national, à l’époque de domination impérialiste sur le monde, est intimement lié et, en dernière instance, est une dérivation, avec ses particularités nationales, de l’économie capitaliste mondiale. La théorie de la révolution permanente est basée sur ce pilier fondamental. C’est sur cette compréhension du système capitaliste mondial dans son ensemble que Trotsky a pu arriver à la conclusion que les temps de la révolution démocratique bourgeoise en Russie arriérée et semi-féodale du début du siècle dernier pouvaient être comprimés de telle manière qu’ils deviendraient, par la mécanique même du processus révolutionnaire, une révolution ouvrière et socialiste. C’était le cas parce que le poids social et politique des classes à l’intérieur était à un haut degré déterminé par l’influence du capital étranger dans le développement du capitalisme russe. C’est sur cette base de la méthode marxiste que Trotsky a pu dépasser dialectiquement les deux jugements de Marx que Gramsci prend comme base de son analyse :

- aucune société ne se propose des tâches pour la solution desquelles les conditions nécessaires et suffisantes ne sont pas réunies ou ne sont, au moins, en voie d’apparition ou de développement;

- aucune société ne peut être substituée si elle n’a pas d’abord développé les formes de vies implicites dans ses relations.

Ces deux thèses ne peuvent plus être appliquées sur le terrain d’une formation sociale nationale, à cette étape d’économie-monde et de décadence capitaliste impérialiste, où la totalité est le système mondial, d’où dérivent, avec leurs particularités, les Etats nationaux. Il suffit d’ajouter l’importance capitale qu’a ce concept dans l’étude de la structure et de la dynamique des pays semi-coloniaux, dont la formation sociale est inextricablement unie à une hiérarchie plus grande qui est la totalité du monde capitaliste.

C’est pour toutes ces raisons qu’il est important de prendre non seulement les apports de Gramsci au concept de crise organique et d’hégémonie, mais aussi le traitement plus large que donne Trotsky à l’analyse de la structure et de la dynamique des pays capitalistes, plus encore, lorsqu’il s’agit de pays capitalistes semi-coloniaux où le rôle du capital étranger est décisif.

De là se détache la définition que, généralement, nous donnons aux gouvernements de pays tels que l’Argentine : « Le gouvernement des pays arriérés, qu’ils soient coloniaux ou semi-coloniaux, prend en général un caractère bonapartiste ou semi-bonapartiste (...) Le gouvernement oscille entre le capital étranger et le capital national, entre la relative faiblesse de la bourgeoisie nationale et le relativement puissant prolétariat. Cela donne au gouvernement un caractère bonapartiste sui generis, de caractère particulier. Il s’élève, pour ainsi dire, par-dessus les classes. »[35]

Ce point, nous l’avons développé dans un autre article de ce numéro de Estrategia Internacional (Stratégie Internationale). Disons ici que, en suivant cette matrice théorique, notre courant a créé la catégorie de régime de domination pour rendre compte des relations de forces réciproques entre le capital étranger, la bourgeoisie nationale et la classe ouvrière, au-delà des régimes institutionnels qui se succèdent épisodiquement, des formes et des combinaisons que prend le pouvoir politique.

Enfin nous pouvons dire, schématiquement, que les catégories de Gramsci sont des apports importants pour le marxisme mais pour expliquer des structures plus ou moins statiques, c’est-à-dire quand la polarisation entre les tendances à la révolution et la contre-révolution ne prime pas, lorsque le prolétariat, comme nous l’avons expliqué plus haut, ne lance pas de défis révolutionnaires au pouvoir bourgeois. C’est dans ces situations non révolutionnaires que la démocratie bourgeoise peut se soutenir le plus solidement, démocratie bourgeoise qui couvre les contradictions de classes sous la fausse idée que « tous les citoyens sont égaux face à la loi ». C’est ainsi qu’aujourd’hui, les 18 années d’exceptionnelle normalité démocratique en Argentine sont révolues. Dans la situation révolutionnaire ouverte, on peut mieux appréhender la réalité si nous combinons les apports de Gramsci, pour comprendre le passé, avec les définitions plus dynamiques de Trotsky, plus nécessaires que jamais comme guide pour l’action révolutionnaire.

 

La démocratie populaire et la révolution prolétaire

Les chômeurs et masses pauvres qui ont marché sur les supermarchés à la recherche d’aliments, les classes moyennes avec leurs « cacerolazos » et manifestations contre les banques, et une vaste avant-garde de la jeunesse qui est le protagoniste des affrontements avec la police ont tous fait irruption simultanément pendant les journées révolutionnaires. Est encore présente l’inertie d’un front uni que l’on pourrait appeler le bloc de décembre, si nous mettons sous ce nom le conglomérat de classes populaires, salariés en général inclus, qui ont été les protagonistes de l’assaut des masses qui renversa Cavallo et De la Rua.

Cette première phase d’ascension des masses, avec, par moments, des irruptions spectaculaires, a un caractère à prédominante populaire. Les 8 millions de salariés, et en particulier les travailleurs concentrés dans les services, l’industrie et le transport qui ont été les premiers et principaux opposants de De la Rua et usèrent son gouvernement avec 8 grèves générales, n’ont cependant pas été déterminants aux moments aigus des journées de décembre et semblent aujourd’hui dilués dans « le peuple ».

La dynamique générale est imposée par les classes moyennes, en particulier de la Capitale, plus cultivées, plus politisées et conscientes. Leurs massives et inédites protestations agissent comme des grandes actions qui amplifient les dénonciations contre les ennemis du peuple : les banques, les entreprises privatisées, les grands groupes économiques, le gouvernement, la caste politique, jouant un rôle « éducatif » progressiste envers le reste des classes exploitées.

La crise bancaire patente rendant impossible une sortie acceptable pour les épargnants confisqués, on peut s’attendre à des actions encore plus radicalisées des secteurs moyens, qu’ils passent à l’action directe contre la propriété capitaliste. Mais, même si les classes moyennes en viennent à occuper les banques pour exiger qu’on leur rende leurs dépôts, elles ne pourront pas triompher sans une alliance avec les travailleurs, en particulier, les travailleurs de la banque. Les limites de la situation ouverte se trouvent dans le fait que la classe travailleuse n’est pas encore au centre de la scène : ni les bataillons lourds de l’industrie qui paralyseraient effectivement les grands groupes économiques, ni les grandes concentrations des services qui pourraient directement juguler les entreprises privatisées. Les fonctionnaires, quand ils entrent en lutte pour des retards de salaires, surtout dans les provinces, le font de manière diluée dans le torrent des masses, et même avec moins de personnalité que les classes moyennes.

 

Bien que nos journées n’aient pas atteint le niveau de la révolution de février en Russie (dans laquelle le prolétariat fut décisif, l’appareil de l’Etat bourgeois disloqué et les soviets instaurés comme double pouvoir), dans la disposition des classes dans la première phase postérieure aux événements, nous trouvons des similitudes avec l’Argentine.

C’est ainsi que Lénine définissait la situation de l’époque : « Du point de vue de la science et de la pratique politique, un des principaux symptômes de toute véritable révolution est l’augmentation extraordinairement rapide, brusque et soudaine du nombre de « citoyens normaux » qui commencent à participer de façon active, indépendante et efficace à la vie politique et à l’organisation de l’Etat. C’est ce qui arrive en Russie. La Russie est aujourd’hui en effervescence. Des millions et des millions de personnes, qui pendant dix ans ont été politiquement léthargiques et politiquement écrasées par l’oppression affreuse du tsarisme et par un travail inhumain au service des propriétaires terriens et des capitalistes, se sont réveillées, et sentent de l’avidité pour la politique. Et qui sont ces millions et millions de personnes ? Ce sont, en majorité, des petits propriétaires, des petits bourgeois, des gens qui occupent une place intermédiaire entre les capitalistes et les travailleurs salariés. La Russie est le plus petit bourgeois des pays européens. Une gigantesque vague petite bourgeoise l’a tout inondée et a entraîné le prolétariat avec conscience de classe, non seulement par la force du nombre, mais aussi idéologiquement, c’est-à-dire qu’elle a contaminé d’amples secteurs ouvriers et les a influencés de ses conceptions politiques petites bourgeoises. Dans la vie réelle, la petite bourgeoisie dépend de la bourgeoisie, parce que sa vie est celle d’un patron et non celle d’un prolétaire (du point de vue qu’elle occupe dans la production sociale) et dans sa forme de pensée, elle suit la bourgeoisie. »[36]

Sous l’influence de ces forces sociales qui se réveillent à la vie politique, l’idée d’une hégémonie civile, avec laquelle Gramsci nomme le bloc nécessaire entre la classe ouvrière, les paysans et les autres classes exploitées, est couramment mal utilisée par les réformistes de tout type. Il y a ceux qui disent que dans les « cacerolazos » se trouve la « société civile » ou la multitude, sans différenciation d’intérêts et de secteurs de classe et même ceux qui croient voir les Assemblées de quartier dans la Capitale comme, en elles-mêmes, des embryons de pouvoir antagonique à celui de la bourgeoisie. La gauche argentine, en particulier, a perdu le nord.

Cette première phase de l’ascension des masses a donné lieu à la formation de dizaines d’assemblées de quartier qui regroupent des secteurs des classes moyennes escroquées, des étudiants universitaires, des jeunes salariés et de chômeurs isolés qui y participent en tant que voisins, et des électeurs de la gauche qui vient d’obtenir plus de 25 % des votes dans la capitale. Elles signifient un phénomène nouveau.

Il est logique que dans cette situation, comme dans toute première phase d’un processus révolutionnaire, et sans hégémonie prolétaire, germe chez les masses l’idée d’une « démocratie populaire », d’un gouvernement sous « contrôle du peuple ». C’est l’idée d’une semi-révolution, non-prolétaire mais populaire, qui est sous-jacente. Mais ce qui, dans des secteurs de masses sont les premiers pas et balbutiements d’un changement profond dans la conscience de millions qui avancent à gauche, représente pour les directions des organisations de la gauche politique son vieil opportunisme. Toutes ses ailes, depuis l’aile parlementaire la plus proche du centre gauche du député Luis Zamora au P.O (Parti Ouvrier)[37], en passant par Izquierda Unida (Gauche Unie)[38], sont imbibées de l’esprit régnant : l’illusion de la démocratie petite bourgeoise.

Même si les classes moyennes remplissent pendant un temps, comme elles le font actuellement, un rôle de délégitimation du pouvoir bourgeois, par leur hétérogénéité et leur limites de classes, elles sont incapables de constituer des embryons de pouvoir indépendants de la bourgeoisie. Il est illusoire de projeter l’action des classes moyennes comme un tout homogène contre l’ancien régime politique, ainsi que nous l’avons déjà analysé en réaction au phénomène du « vote ras-le-bol».[39]

Dans les chocs encore plus violents qui se préparent dans la chaudière sociale, les couches moyennes se diviseront selon des lignes de classe. Dans cette étape révolutionnaire qui s’est ouverte, des secteurs de celles-ci s’inclineront de plus en plus à soutenir le régime politique par la droite, cherchant définitivement un homme fort ou un « parti de l’ordre », d’autres tendront vers la gauche avec la classe travailleuse et les masses pauvres, élément indispensable de l’alliance ouvrière et populaire révolutionnaire. Mais pour cela, la classe ouvrière doit être un facteur autonome. Le prolétariat n’a pas encore montré qu’il était le combattant le plus décidé et conséquent, il n’a pas montré un chemin indépendant de celui des classes moyennes pauvres parce que lui-même ne l’a pas encore trouvé.

Si une vague de grèves dures et d’occupations d’entreprises, ainsi que cela s’insinue dans certaines branches de l’industrie en faillite, viennent rompre la camisole de force de la bureaucratie syndicale, ou que se produit une action historique indépendante où la classe ouvrière serait hégémonique, du type du Cordobazo en 1969, cela signifierait le début d’une nouvelle phase du processus révolutionnaire. Jusque là, nous nous retrouvons face à la question fondamentale qui retarde le calendrier du processus révolutionnaire en Argentine. Notre lutte pour la formation de Coordinations de délégués ouvriers et « piqueteros », Assemblées de travailleurs, quel que soit le nom qu’on donnera aux organismes de front unique qui unissent les travailleurs occupés et les chômeurs et établissent des liens avec les assemblées de quartier qui réunissent actuellement les petits épargnants et classes moyennes basses de la capitale. C’est pour construire la liaison entre cette phase du processus et la suivante que la formation d’embryons d’organismes de pouvoir ouvrier et populaire. Toute l’orientation tactique des marxistes révolutionnaires doit être d’aider à accélérer le passage vers une révolution prolétarienne ouverte où soit établit que, en unifiant ses rangs entre travailleurs et chômeurs, la classe ouvrière pourra conduire une alliance de classe avec les petits épargnants, petits propriétaires terriens pauvres et petits commerçants ruinés.

 



[1] « La faiblesse de la bourgeoisie nationale, la pression du capitalisme étranger et la croissance relativement rapide du prolétariat coupent à la racine toute possibilité d’un régime démocratique stable. Le gouvernement des pays en arriérés, c’est-à-dire coloniaux ou semi-coloniaux, assume en général un caractère bonapartiste ou semi-bonapartiste », Léon Trotsky, Les syndicats à l’ère de la décadence impérialiste.

[2] MOLINA Eduardo, « La crísis económica argentina », in Estrategia Internacional n°18, p.28-44, février 2002.(NdT)  

[3] Il s’agit du concept de « empate hegemónico » développé par les intellectuels progressistes précédemment cités, soit une sorte de match nul duquel aucune fraction bourgeoise ne sort clairement victorieuse.(NdT)

[4] Horacio Verbitsky, Pagina/ 12, 13.01.02.

[5] Eduardo Basualdo, Sistema politico y modo de acumulación en la Argentina (Système politique et mode d’accumulation en Argentine), UNQ-FLACSO-IDEP, Buenos Aires, 2001.

[6] Jose Nun, Annexe de Sistema poitico y modo de acumulacion en la Argentina.

[7] nom sous lequel on désigne la souveraineté du citoyen de classe moyenne par-dessus « l’action corporatiste  des syndicats, en particulier des syndicats de la C.G.T.

[8] Ce n’est pas une coïncidence si cet homme dirige un organisme de droits de l’Homme, le CELS, financé par la Fondation Ford. Au cours de la récente guerre impérialiste contre l’Afghanistan, Verbistsky s’essaya à conceptualiser une sorte de «  théorie des deux démons »  : ni Bush, ni Bin Laden, pour justifier une politique pacifiste réactionnaire. Voire la déclaration commune de la FT-SI et de la LICR contre l’agression impérialiste et pour la défense militaire de l’Afghanistan. 

[9] A. Gramsci, La politique et l’Etat.

[10] A. Gramsci, La politique et l’Etat moderne.

[11] Une des institutions les plus haïes de la population, contre laquelle le Congrès encourage un « procès politique »

[12] Asociación por una República de Iguales.

[13] Carlos Gabetta, « Et la société a poussé un cri », Le Monde diplomatique, édition Argentine, n° 31.

[14] Nous avons utilisé ce terme, créé par le marxiste français Daniel Bensaid, pour signaler les différents temps, ou la « non-homogénéité » de ceux-ci dans les phénomènes de l’histoire et de la nature.

[15] Analyse des situations. Corrélation de forces, Anthologie Manuel Sacristan, ed. Siglo XX, p. 417.

[16] Idem.

[17] Léon Trotsky, La Révolution russe, Prologue.

[18] Léon Trotsky, « Flux et reflux », 25.12.1921, in Nature et dynamique du capitalisme et de l’économie de transition, CEIP, Buenos Aires, 1999.

[19] L’exception à ce que nous venons de dire apparaît clairement dans l’analyse de Gramsci du fordisme et l’étude d’ensemble de la société américaine.

[20] Perry Anderson, Les antinomies de Antonio Gramsci.

[21] La faiblesse de la démocratie bourgeoise dans les pays arriérés, à la différence de la solidité relative dans les pays impérialistes, signifie que la classe native tend à « gouverner ou bien en devenant un instrument du capital étranger et en soumettant le prolétariat aux chaînes de la dictature policière ou en manœuvrant avec le prolétariat, lui faisant même des concessions, gagnant ainsi la possibilité de disposer d’une certaine liberté par rapport aux capitalistes étrangers », Léon Trotsky, L’industrie nationalisée et l’administration ouvrière.

[22] Estrategia Internacional (Stratégie Internationale), n° 16, été 2000, « Transitions vers la démocratie : une tentative de l’impérialisme pour gérer le déclin de son hégémonie ».

[23] Il est évident qu’en ce qui concerne le prolétariat industriel, il a chuté en nombre et en poids spécifique par rapport à son point le plus haut de concentration en 1974 (1,5 millions à l’époque, moins de 1 million aujourd’hui). Mais, de même que nous nous opposons à la définition de désindustrialisation absolue proposée par le centre gauche, et que nous soutenons que cette désindustrialisation a été relative, de même nous soutenons en conséquence que même en ayant envoyé au chômage de grandes masses ouvrières et stratifiées les travailleurs occupés en couchés de contractualisés, éventuels et « au noir », la pénétration qualitative du capital étranger dans les années 90 a concentré une nouvelle classe ouvrière dans de nouvelles branches, automobile et alimentation, en plus des grandes entreprises de services, comme c’est le cas pour les télécommunications et les nouveaux contingents concentrés d’employés et employées du commerce dans les grands hypermarchés.

[24] Perry Anderson, op. cit.

[25] Selon les projections faites sur la base du recensement de 1991 ce secteur de la petite bourgeoisie haute approche les deux millions, représentant 15 % de la population économique active.

[26] Selon les mêmes sources et projections, plus de 3 millions de personnes, soit 22 % de la population économique active, appartiennent à différentes strates de la classe moyenne pauvre.

[27] A partir de cette critique de Perry Anderson des limites de la théorie gramscienne, Basualdo signale que « En effet une approximation générale du processus argentin permet de détecter ces facteurs matériels qui, avec une identité différente selon les différentes étapes, assument un rôle décisif dans la conformation du transformisme argentin. Ceux-là sont : la corruption et les hauts revenus relatifs que perçoivent les intégrants du système politique dans un contexte social caractérisé par une discipline aiguë des secteurs populaires liée à une concentration croissante des revenus.

[28] Eduardo Basualdo, Système politique et modèle d’accumulation.

[29] « Notes sur la conjoncture. Conte-rendu de la réunion de la Table exécutive Nationale de la CTA », 7.01.2002.

[30] « La démocratie bourgeoise réussit à réaliser le mieux son oeuvre quand elle est soutenue par une couche plus profonde de la petite bourgeoisie (....). La valeur des richesses que la petite bourgeoisie verse dans l’actif des nations a baissé beaucoup pus rapidement que son importance numérique. Le développement historique s’est toujours basé, et chaque fois plus, sur les pôles opposés de la société - la bourgeoisie capitaliste et le prolétariat... Plus la petite bourgeoisie perdait d’influence sociale, moins elle était capable d’occuper une fonction d’arbitre entre le capital et le travail. Grande numériquement, la petite bourgeoisie des villes et des campagnes, continue néanmoins à trouver son expression dans la statistique électorale du parlementarisme. », Léon Trotsky.

[31] Juan Chingo et Laura Lif, « Transitions vers la démocratie : une tentative de l’impérialisme pour administrer le déclin de son hégémonie », Estrategia Internacional (Stratégie Internationale), n° 16, Buenos Aires, été 2000.

[32] Antonio Gramsci, La politique et l’Etat moderne.

[33] « Le concept politique de ce qu’on appelle la révolution permanente, qui a surgi de 1848 comme expression scientifiquement développée de l’expérience jacobine de 1789 jusqu’à Thermidor, appartient à une époque historique où les grands partis politiques de masse et les syndicats économiques n’existaient pas encore et où la société était encore, pour ainsi dire, dans un état de plus grande fluidité depuis de multiples points de vue. Il y avait un plus grand retard de la campagne et un monopole pratiquement total de la politique et du pouvoir d l’Etat dans très peu de villes, ou même une seule (Paris dans le cas de la France) ; un appareil d’Etat relativement rudimentaire et une majeure autonomie de la société civile par rapport à l’activité de l ‘Etat ; un système spécifique de forces militaires et de services armés nationaux ; une plus grande autonomie des économies nationales par rapport aux relations économiques du marché mondial, etc. Dans l’époque postérieure à 1870, avec l’expansion coloniale de l’Europe, tous ces éléments ont changé. Les relations d’organisation intérieures et internationales de l’Etat sont devenues plus complexes et solides et la formule de 1848 de “révolution permanente” est développée et dépassée dans la science politique par la formule d’hégémonie civile. Dans l’art politique, il arrive la même chose que dans l’art militaire. La guerre de mouvement se transforme en guerre de position et on peut dire qu’un Etat gagnera une guerre s’il s’y prépare en temps de paix. La solide structure de la démocratie moderne, aussi bien en tant qu’organisations de l’état qu’en tant que complexes d’associations dans la société civile, sont pour l’art politique ce que les tranchées et les fortifications permanentes du front sont pour la guerre de position. Ils transforment l’élément de mouvement, qui était le tout de la guerre, en quelque chose de simplement partiel. Cette question se pose pour tous les pays modernes, mais pas pour les pays arriérés ou les colonies, où sont encore en vigueur les formes qui partout ailleurs ont été dépassées et sont devenues anachroniques. », Antonio Gramsci, Lettres depuis la prison.

[34] Léon Trotsky, La révolution permanente.

[35] Léon Trotsky, Ecrits Latino-américains, CEIP, Buenos Aires, 1998.

[36] Lénine, Le trait essentiel de notre révolution.

[37] « (...) cette classe moyenne a une tradition idéologique formée en grande partie par le socialisme (...) En 1961, un vote spectaculaire dans la Capitale en faveur d’un candidat qui défendait la révolution cubaine (Alfredo Palacios) conduisait les journaux de l’époque à parler d’une “domination rouge à Buenos Aires” (...) Ce que nous avons aujourd’hui, c’est une classe moyenne qui s’est insurgée contre son propre gouvernement, d’une façon similaire à l’insurrection des ouvriers, en grande partie péronistes, en juin et juillet 1975, contre leur gouvernement, qui était alors aux mains de Isabel Peron. », Jorge Altamira, Prensa Obrera, 11.01.2002.

[38] Izquierda Unida (Gauche Unie) est l’alliance entre le PC argentin et le MST. Ce dernier la présente comme un « alliance tactique », mais ce qui est vrai c’est qu’elle dure depuis plus de 10 ans dans la convulsive et changeante histoire nationale, elle a résisté mieux que le « bloc historique » bourgeois entre entreprises privatisées et groupes économiques nationaux, pus que l’alliance entre la UCR et le Frepaso, et se maintient indemne tandis qu’ont changé plus d’une demi-douzaine de présidents, les deux mandats de l’époque ménémiste inclus.

[39] Dans La Verdad Obrera (La Vérité Ouvrière), analysant les résultats des élections du 14 octobre dernier, nous disions que l’importance du « vote grogne » montrait déjà que les classes moyennes « ne trouvent pas de sortie et ne croient plus dans l’ancien système de partis qui s’est réinstallé depuis 18 ans en Argentine ». Mais que « la superficielle comptabilisation du « vote colère » comme un tout indifférencié est trompeuse parce qu’elle ne sert pas à faire le décompte des secteurs qui vont vers la droite ou la gauche au milieu de la crise, afin de mieux préparer la mobilisation extraparlementaire des masses et lutter pour l’alliance de la classe travailleuse avec le peuple pauvre », La Verdad Obrera, n° 91, journal du P.T.S, 23.10.2001.